Dans une opinion publiée sur Bloomberg, l’historien et professeur à l’université Johns Hopkins, Hal Brands, entrevoit trois issues pour la Russie et le régime de Poutine si le conflit avec l’Ukraine s’enlise.
Le professeur commence par quelques constatations. Selon Hal Brands, la Russie a été touchée « comme nulle autre grande puissance avant elle ». Il est vrai qu’elle a frôlé le défaut de paiement de sa dette, que de nombreuses entreprises internationales ont quitté le pays et que les sanctions contre les oligarques commencent à faire de l’effet. L’historien ajoute à cela l’exclusion de toutes les équipes sportives des compétitions internationales.
Cela pèse sur la Russie, « qui n’est pas une tyrannie de pacotille comme la Corée du Nord », isolée sur son île. « C’est une grande puissance dont la population était, jusqu’à récemment, profondément liée à son environnement mondial. »
Aujourd’hui, la Russie a été mise au ban de la communauté internationale. Et si l’Inde et la Chine ne condamnent pas fermement ses agissements, elles n’apportent pour l’instant qu’un soutien (très) limité. Car le poids de l’économie occidentale est tout simplement incomparable par rapport à celui de la Russie. Ne pas condamner la Russie, oui, la soutenir, c’est une autre question.
Et si la Russie venait à s’enliser en Ukraine durant des mois voire des années ? Et si Poutine perdait la guerre ? Hal Brands voit trois scénarios possibles.
- « Un printemps de Moscou »
Il s’agit du scénario « le plus optimiste, dans lequel les coûts du conflit conduisent à un changement de régime et à une renaissance de la démocratie que la Russie a connue furtivement dans les années 1990. Les élites russes écartent Poutine et font la paix avec l’Ukraine. »
« Ayant fait l’expérience des conséquences de l’agression et de l’autocratie, les couches les plus urbaines et libérales de la société russe réclament une ouverture politique plus large et la réintégration du pays dans la communauté internationale. Tout comme l’isolement a contribué à convaincre l’Afrique du Sud d’abandonner l’apartheid à la fin des années 1980, l’opprobre étranger oblige Moscou à modifier radicalement sa politique étrangère et intérieure. »
Nous avons toutefois vu dans un article précédent que face aux sanctions, l’Afrique du Sud est plutôt l’exception que la règle.
L’historien reconnait aussi que les chances sont « minces ». « Deux décennies de poutinisme ont laissé à la Russie une opposition faible et fragmentée. Le président a certainement essayé de protéger son régime contre les coups d’État en cooptant les services de sécurité et de renseignement et en les montant les uns contre les autres. Et même si la Russie connaissait une révolution, attention : l’histoire des années 1990 nous avertit que l’instabilité et même le chaos pourraient suivre. »
- « Le géant blessé »
« Dans ce cas, Poutine utilise le contrôle qu’il exerce sur les services de sécurité pour s’accrocher au pouvoir et réprimer le mécontentement populaire produit par l’isolement. Il exploite les opportunités du marché noir que les sanctions créent inévitablement pour dédommager ses fidèles amis. La Russie devient plus dépendante de la Chine, car elle cherche des alternatives économiques et technologiques à l’Occident. »
« Ce qui change, ce ne sont pas tant les politiques russes que la puissance russe : le coût de la persévérance [du pouvoir] est l’usure continue de l’économie, le retard de la modernisation technologique et l’affaiblissement à long terme du potentiel militaire de Moscou. Ce scénario n’est pas génial pour les démocraties de l’Ouest et du Pacifique, mais il n’est pas non plus terrible : face à une Russie plus léthargique et stagnante, les États-Unis pourraient s’en sortir dans une rivalité prolongée. »
- « Téhéran sur la Volga »
Il s’agit du scénario le plus sombre, selon l’universitaire. « Ici, l’isolement et la radicalisation vont de pair. Les Russes instruits et en pleine ascension sociale quittent le pays, débarrassant le régime de ses critiques les plus virulents. Les partisans de la ligne dure adoptent une « économie de résistance » fondée sur l’autosuffisance et l’évitement de l’influence contaminante de l’Occident. Des purges internes agressives, une propagande incessante et l’encouragement du nationalisme militant produisent une variante russe du fascisme. Lorsque Poutine finit par tomber, il est remplacé par un dirigeant tout aussi répressif, ambitieux et xénophobe. »
« La Russie devient ainsi un Iran surpuissant doté d’armes nucléaires – un pays qui se tient en permanence à l’écart du monde et compense sa faiblesse par une belligérance accrue. Loin de battre en retraite dans sa confrontation avec l’Occident, cette Russie pourrait augmenter l’intensité de cette lutte, en poursuivant de vastes programmes de sabotage en Europe ou en entraînant plus agressivement ses cyber-armes sur des cibles aux États-Unis et dans d’autres pays démocratiques. »
Prévoir
Hal Brands reconnait que la réalité peut s’écarter de ces trois scénarios ou imbriquer plusieurs d’entre eux. Mais ses prévisions servent surtout ici de mise en garde pour son pays:
- « Washington doit commencer à réfléchir sérieusement à la trajectoire à long terme de la Russie. En 1989, l’administration du président George H.W. Bush a discrètement créé un groupe de planification pour envisager ce qui pourrait se passer en cas de changements profonds en Union soviétique. Indépendamment de ce qui se passe dans cette crise, la Russie est suffisamment grande et puissante pour que sa trajectoire soit vitale pour la santé globale de l’ordre international – ce qui signifie que les États-Unis doivent être prêts à faire face à toute direction prise par le pays. »
- « Les États-Unis et leurs alliés ont recours, à juste titre, à des sanctions dévastatrices, ainsi qu’à une résistance ukrainienne tenace, pour imposer des coûts élevés à un régime russe qui a violé de manière flagrante les normes les plus fondamentales du comportement international. L’apaisement ou l’intervention militaire sont les seules alternatives évidentes à cette politique. Mais nous n’avons fait que commencer à envisager ses conséquences à long terme. »
Parmi ces conséquences, on peut citer les dommages collatéraux sur le dollar. De plus en plus de pays cherchent des alternatives à l’ultra-domination du billet vert, qui apporte aux États-Unis un avantage concurrentiel énorme.
- « Même dans le meilleur des cas, les États-Unis seraient confrontés à d’énormes difficultés pour aider une Russie en voie de libéralisation à sortir d’un régime autoritaire. Il est plus plausible que Washington soit confronté à une Russie récalcitrante, voire à une radicalisation accrue. La guerre en Ukraine finira par se terminer, mais les problèmes de l’Amérique avec la Russie ne font peut-être que commencer. »