Coincés entre ses liens avec la Russie et ses aspirations européennes, la Serbie et ses voisins balkaniques naviguent à vue

Le monde entier regarde vers l’Ukraine, et les pays des Balkans ne font pas exception ; il faut dire qu’eux aussi se trouvent déchirés entre l’influence de l’OTAN et de l’Europe d’un côté, et celle de Moscou de l’autre. Et l’histoire récente de la région rend la situation aussi inextricable que potentiellement dangereuse.

Lundi dernier, président serbe Aleksandar Vučić déclarait qu’il se joindrait à l’ensemble de l’Europe occidentale et qu’il condamnerait la reconnaissance par la Russie de l’indépendance des régions séparatistes de l’est de l’Ukraine, à une condition : que le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy condamne officiellement la campagne de bombardements de l’OTAN contre la Serbie en 1999. Sa déclaration était une réponse à l’ambassadeur ukrainien Alexandre Alexandrovitch, qui a déclaré que l’Ukraine et le peuple ukrainien s’attendaient à ce que la Serbie condamne la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de Donbas.

« La Serbie a toujours soutenu l’intégrité de l’Ukraine »

« Nous sommes un petit pays et nous ne voulons pas supprimer la possibilité de poursuivre nos amitiés avec certains [pays], et nous ne décidons en aucune façon du sort de l’Ukraine », déclarait Vučić. « Cependant, si c’est ainsi, j’invite M. Aleksandrovich à appeler le président de son pays M. Zelenskyy et à lui demander de condamner dès ce soir à la télévision l’horrible et tragique agression contre la Serbie par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et d’autres pays, et je suis sûr qu’il le fera. Dès qu’il l’aura fait, je serai heureux d’accepter son invitation et de répondre à ses appels. La Serbie a toujours soutenu l’intégrité de l’Ukraine, et il n’y a pas eu de changement à cet égard. »

Panslavisme, puis communisme

Cela n’a l’air de rien vu de l’extérieur, mais pour la Serbie, c’était là une prise de position à contre-courant, car le pays considère habituellement la Russie comme son puissant allié. D’abord dès l’empire des tsars, qui se positionnaient en protecteurs de tous les peuples slaves ainsi que de leurs coreligionnaires orthodoxes. C’est d’ailleurs pour défendre les Serbes agressés par l’Autriche-Hongrie en 1914 que la Russie est intervenue, contribuant ainsi à l’engrenage qui a mené à la Grande Guerre.

Cette solidarité s’est ensuite réaffirmée après la Seconde Guerre Mondiale et la prise de pouvoir par les communistes en Yougoslavie, même si le leader local Josip Broz Tito, a rompu avec l’URSS de Staline dès 1948 pour cofonder le mouvement des non-alignés. Mais ces relations se sont à nouveau raffermies après la chute du communisme, Vladimir Poutine voulant ressusciter d’anciens réseaux de solidarité concurrents à ceux lancés par l’Occident.

L’ombre du Kosovo

D’autant qu’entretemps, la Serbie a subi une campagne de bombardements de l’OTAN -sans l’ accord de l’ONU- en 1999, durant la guerre du Kosovo. La campagne aérienne a duré 78 jours, du 24 mars au 10 juin 1999. La cible proclamée de ces raids était le complexe militaro-industriel serbe et les centres du pouvoir. Cependant, de nombreux bâtiments non militaires (notamment des usines chimiques, ce qui provoqua de graves problèmes écologiques et sanitaires) ainsi que des civils furent bombardés.

Ces attaques aériennes ont marqué aussi la fin de la guerre au Kosovo, évacué par les troupes serbes, et qui s’est déclaré indépendant en 2008, même si la Serbie le considère toujours comme une région autonome. De quoi doublement refroidir les sentiment des Serbes, y compris ceux dispersés dans les pays voisins, à l’égard de l’OTAN et de ses troupes. A l’inverse, en Bosnie-Herzégovine, on compte sur l’arbitrage de l’ONU et la présence d’une force d’intervention internationale (dont les effectifs ont été forts réduits) en cas de résurgence du séparatisme dans la population serbe locale – éventuellement sous l’impulsion de Moscou.

La déclaration du président serbe était donc d’un côté une main tendue aux Occidentaux pour marquer la solidarité de son pays avec leur cause, des négociations étant d’ailleurs toujours en cours pour qu’il rejoigne l’Union européenne. Et de l’autre, elle constitue aussi un appel du pied pour défendre un point de vue sur l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie qui n’est pas celui mis en avant par Washington, Londres, ou Paris. Un récit qui d’ailleurs commence à percer dans certains pays de l’UE : en mai 2021, le président tchèque, sans pour autant révoquer la reconnaissance du Kosovo par son pays, fut le premier dirigeant à présenter des excuses aux peuples serbes pour les bombardements.

L’invasion qui change tout

Depuis l’invasion russe déclenchée durant la nuit de mercredi à jeudi, la situation devient soudainement beaucoup moins rhétorique pour les pays des Balkans. En Serbie, l’armée a été mise en état d’alerte par le président Vučić. « Il y a maintenant de nombreux défis de nature politique, sécuritaire et économique. Les pressions politiques seront plus fortes que jamais. […] Je pense que l’ordre mondial est en train de changer de cette manière. … La paix n’est plus quelque chose d’implicite. »

Le même jour, M. Vucic a convoqué une réunion du Conseil national de sécurité pour discuter des implications sécuritaires de l’aggravation du conflit ukrainien pour la Serbie.

Ne pas passer pour un pantin

La Serbie et ses voisins s’inquiètent tous de se voir impliqués contre leur gré dans le conflit, notamment après une déclaration du ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, selon laquelle des mercenaires originaires d’Albanie, du Kosovo et de Bosnie-Herzégovine auraient été recrutés par les Ukrainiens et transférés à Donbas. Une allégation vigoureusement niée, mais qui tombe mal tant pour une Serbie prorusse que pour une Bosnie-Herzégovine et un Kosovo proaméricains, alors que les Balkans sont eux aussi confrontés à une nouvelle hausse des tensions interethniques depuis quelques mois.

Les pays voisins et l’UE craignaient que le Kremlin n’utilise ses relations avec des leaders serbes – y compris dans les minorités du Kosovo ou de Bosnie-Herzégovine – pour déstabiliser les Balkans. La bataille de l’information a déjà commencé, l’agence Tass signalant opportunément que « 85% des Serbes supporteront la Russie quoiqu’il advienne. »En tendant ainsi la main à l’Ukraine, M. Vučić signale aussi qu’il ne veut pas passer pour un pantin de Poutine, mais il ne peut pour autant froisser un pays qui a longtemps été le principal soutien international du sien.

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