La Biélorussie de Loukachenko peut-elle vraiment peser militairement sur le conflit en Ukraine ?

Lundi dernier le président biélorusse annonçait un déploiement de troupes en commun avec la Russie. Pourtant, son armée ne semble pas se préparer à attaquer l’Ukraine, ni d’ailleurs d’être en état de le faire. Alexandre Loukachenko semble de plus en plus coincé entre son objectif de se maintenir au pouvoir, et celui de Poutine de faire céder l’Ukraine avec tous les moyens nécessaires.

La Russie ne dispose plus guère que d’un allié en Europe : la République de Biélorussie, l’un des derniers régimes autoritaires du continent, tenu depuis 1994 par un Alexandre Loukachenko qui parvient tant bien que mal à se maintenir au pouvoir par la répression, malgré les désirs de changement et de démocratie de sa population.

Entrer en guerre, ou pas ?

Politiquement le régime biélorusse reste fermement inféodé à Moscou et soutient « l’opération militaire spéciale » des Russes en Ukraine, bien qu’il ne se soit pas encore impliqué directement dans le conflit. Ce qui ne veut pas dire que l’armée russe n’utilise pas son territoire, entre autres comme base arrière de son invasion et pour mener des frappes sur l’Ukraine.

Mais en début de semaine, alors que les villes ukrainiennes étaient victimes de frappes massives au missile, Alexandre Loukachenko a annoncé que son pays et la Russie allaient déployer des troupes en commun. « Du fait de l’aggravation de la situation aux frontières occidentales de l’Union (russo-biélorusse), nous avons convenu de déployer un groupement régional de la Fédération de Russie et de la République de Biélorussie » avait déclaré le président ce lundi, sans que l’on sache s’il signifiait par là que son armée allait intervenir sur le sol ukrainien. Or, ses intentions ne sont guère plus claires aujourd’hui.

Trois scénarios possibles

Konrad Muzyka, analyste de défense indépendant et directeur de Rochan Consulting, estime dans les pages de The Guardian que Loukachenko prépare bel et bien son pays à un état de guerre, mais que celui-ci ne dispose pas de moyens fort impressionnants: « Minsk a testé toutes ses capacités comme si elle se préparait à entrer en guerre. Il y a trois explications possibles derrière ce comportement : 1) Se préparer à une attaque de l’Otan, 2) Lier les forces ukrainiennes près de la frontière pour empêcher leur déploiement dans d’autres zones, 3) Se préparer à une attaque contre l’Ukraine », écrit-il.

Il penche personnellement pour les options deux et trois, mais doute de la combattivité d’une armée peu motivée, qui a vu ce dont les Ukrainiens étaient capables face à des Russes bien plus puissants, et qui aurait besoin, selon lui, de lever 20.000 conscrits pour être véritablement en état de combattre. Le genre de mesure dont la mise en place consisterait un véritable avertissement stratégique pour l’Ukraine. Or pour l’instant, ça n’est pas ce qu’on observe au-delà de la frontière nord.

D’autant que, étrangement, ce ne sont pour l’instant pas les soldats russes qui se massent en Biélorussie, mais Minsk qui envoie des chars, des munitions et des camions de ses propres stocks vers la Russie. Le projet biélorusse Hajun a publié une vidéo de huit chars T-72A transportés de Minsk vers la Russie, et a déclaré que des témoins ont vu 15 à 30 chars et au moins 28 camions Ural partir vers l’est.

Une armée-relique de l’ère soviétique

Ces chiffres datent de 2002, mais nous donnent une estimation des capacités de l’armée biélorusse : celle-ci disposait de 79.000 soldats d’active, mais de 289.000 réservistes. Quant à son matériel, il reste majoritairement d’origine soviétique, et pas forcément de première fraicheur. L’almanach The Military Balance 2022 de l’International Institute for Strategic Studies indique 477 chars T-72B et 20 T-72B3, 926 véhicules de combat d’infanterie BMP-2, une trentaine de véhicules de transports de troupes BTR-82A et 58 transporteurs amphibies MT-LB en ligne, sans les réserves. Ce n’est certes pas négligeable, mais se posent les questions de l’état réel du matériel et de l’entrainement des soldats. On a vu les effets d’années de corruption et de mauvais entretien sur l’armée russe ; on peut raisonnablement s’attendre à pire pour la Biélorussie. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’une partie de ce potentiel ait déjà été réquisitionné par les Russes, ou soit sur le point de l’être, pour équiper les réservistes levés en masse par le Kremlin.

Amitiés dangereuses et opposition aux aguets

Une entrée en guerre serait terriblement impopulaire en Biélorussie, et constituerait un mouvement suicidaire pour Lukachenko, qui a été confronté à un impressionnant mouvement de protestation après les élections – largement truquées – de 2020. S’aliéner une armée peu motivée à partir à l’aventure alors qu’il a besoin de toutes les forces disponibles pour maintenir sa machine répressive pourrait vraiment très mal tourner pour lui. Au mieux, le dictateur biélorusse ne peut sans doute qu’organiser des gesticulations à la frontière pour forcer les Ukrainiens à maintenir des troupes dans le nord.

Pour Sviatlana Tsikhanouskaya, opposante biélorusse en exil interviewée par Politico, si l’armée biélorusse n’a pas été appelée à l’aide par Poutine en Ukraine, c’est parce qu’il n’a déjà plus confiance en elle: «  »Je suis sûre que Loukachenko donnerait l’ordre à l’armée biélorusse de participer à cette invasion – s’il était sûr qu’ils se battraient. Imaginez la situation s’il donnait cet ordre, que l’armée biélorusse traversait la frontière, et qu’elle faisait défection, changeait de camp, se cachait, parce qu’en fait elle ne voulait pas combattre les Ukrainiens. Imaginez sa réputation devant Poutine, devant le Kremlin – ce serait un échec épique. » Tsikhanouskaya s’est présentée contre Loukachenko lors de l’élection présidentielle frauduleuse de 2020 avant d’être obligée de fuir le pays au milieu d’une répression brutale de l’opposition, soutenue par le Kremlin, et elle vit désormais en exil. Elle et ses partisans, à l’étranger comme en Biélorussie, attendent une « fenêtre d’opportunité » pour reprendre la lutte politique sur le terrain. Et elle espère que la crise en Ukraine la lui offrira: « Notre tâche en tant que peuple biélorusse n’est pas de gaspiller la vie des gens, la liberté des gens, en vain. Si les gens se soulèvent maintenant, il y aura de nouveaux prisonniers politiques, une nouvelle vague de répressions plus importantes – et ce ne sera pas très efficace ou effectif. » Tout en attendant le bon moment, l’opposition s’attache à attiser la dissidence et à construire la légitimité et la reconnaissance du gouvernement en exil de Tsikhanouskaya.

Mais combien de temps pourra-t-il maintenir ce statu quo pour son pays avec un Poutine aux abois qui semble prêt à utiliser tous les moyens à sa disposition, tout en étant aussi le meilleur – en fait le seul – garant du maintien au pouvoir de Loukachenko ? Nul doute que pour lui, il s’agit là d’un dilemme auquel il devra répondre un jour.

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