En quoi l’évacuation des troupes russes de l’Île aux Serpents change la donne en mer Noire et dans le reste de l’Ukraine

Ce n’est qu’une étendue rocheuse de 17 hectares qui émerge de la mer Noire, à 45 km du littoral du delta du Danube et à 51 km des ports roumain de Sulina et ukrainien de Vylkove ; rien ne destinait l’île aux Serpents, Insula Șerpilor en roumain ou Zmiïnyï en ukrainien, à entrer dans les livres d’histoire. Pourtant, dès les premiers jours de l’invasion russe de l’Ukraine, ce petit bout de terre qui n’a jamais compté plus de 50 habitants a pris une ampleur stratégique.

C’est un nouveau revers pour l’armée russe, même si elle ne le présentera jamais ainsi : ce 30 juin, ses soldats encore stationnés sur l’île aux Serpents ont été évacués. Le porte-parole du ministère russe de la Défense, le général Igor Konachenkov, a présenté cela comme un « signe de bonne volonté », les « objectifs fixés » ayant été « accomplis » par ses troupes.

Une île matraquée par les frappes aériennes, puis l’artillerie

Dans les faits, celles-ci ont été à plusieurs reprises la cible de lourdes frappes ukrainiennes. Des attaques aériennes surtout ces derniers mois, mais aussi, et c’est nouveau, des tirs d’artillerie : la semaine passée, Kiev a proclamé une victoire « significative » après avoir ciblé l’île avec des obusiers, ainsi que des drones Bayraktar TB2. C’est un signe que l’artillerie à longue portée, dont l’Ukraine a reçu un nombre non négligeable de pièces de la part des Occidentaux, commence à arriver sur le front. Face à une telle menace, l’île devenait intenable pour les Russes, quoi qu’ils en disent. D’autant que la perte de plusieurs navires, victimes de missiles, rendait déjà tout ravitaillement hasardeux : Les Ukrainiens disent avoir coulé récemment le Spasatel Vasily Bekh, un petit remorqueur qui naviguait dans les environs.

Tout cela change la donne. D’abord, avec cette île, dont la résistance supposée de la garnison avait servi d’exemple aux soldats ukrainiens, retombée dans l’escarcelle de Kiev, c’est le blocus des côtes qui s’effrite. Cela fait une portion de la mer Noire qui devient inaccessible à la marine russe, en particulier si les Ukrainiens décident de remilitariser l’île ou, mieux, de s’en servir comme couverture pour des unités rapides équipées de missiles antinavires. Or après la perte du Moska, Moscou ne peut plus se permettre de voir couler ses vaisseaux et ses marins.

Le règne du gros canon

Ensuite, même si l’on ne peut savoir avec certitude quel type de canon a été utilisé, cette évacuation démontre que, face à une puissance de feu ukrainienne supérieure et portant plus loin, les Russes cèdent le terrain. Or, les obusiers modernes qui arrivent sur le front peuvent donner, ponctuellement, cet avantage aux Ukrainiens : les canons français Caesar, et les Panzerhaubitze 2000 livrés par l’Allemagne, entre autres, pourraient changer la donne dans cette guerre d’attrition où l’artillerie est reine.

Qui plus est l’évacuation de l’île pourrait atténuer le blocus économique que subit l’Ukraine, du moins à moyen terme. Les Russes ont d’ailleurs présenté ce retrait comme un bon geste : « La Russie ne s’oppose pas aux efforts de l’ONU pour créer un couloir humanitaire permettant d’exporter les productions de céréales d’Ukraine », a affirmé le général Konachenkov. « Cette décision ne permettra plus à Kiev de faire des spéculations sur une crise alimentaire imminente en disant qu’il est impossible d’exporter des céréales à cause du contrôle total exercé par la Russie sur le nord-ouest de la mer Noire. »

Trop tôt pour voir circuler le blé

Une manière de sauver la face bien sûr : si le Kremlin avait voulu permettre aux céréales ukrainiennes de quitter le territoire, et donc d’atténuer les risques de pénurie alimentaire qui pèsent sur de nombreux pays qui dépendent de ces récoltes, elle l’aurait déjà fait. Mais cette fois, il y a été contraint par la force.

Bien sûr, cette évacuation ne suffira pas à rétablir des liaisons maritimes : la mer Noire reste un champ de bataille, et les deux camps ont déployé des mines sous-marines, certaines dérivantes, qu’il faudra draguer et désamorcer. Mais il n’empêche que pour les Ukrainiens, c’est là une victoire et un bout de territoire national repris à l’ennemi ; leur moral en a besoin. Et c’est aussi la preuve que, face à un adversaire résolu et bien armé, les Russes peuvent choisir de céder le terrain conquis.

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