« L’incohérence de nos politiques face aux cryptos a des conséquences regrettables »

Les promesses d’une Belgique terre d’innovation crypto ont du plomb dans l’aile. Les décideurs politiques risquent de ne pas sortir grandis du vote ce jeudi après-midi de la résolution parlementaire sur l’encadrement du secteur du bitcoin. « Si les mentalités n’évoluent pas, nous allons au devant de sérieux problèmes juridiques et économiques », s’inquiète l’avocat spécialiste Florian Ernotte, demeurant interdit face aux conclusions politiques des travaux auxquels il a participé. Entretien.

Pourquoi est-ce important ?

Le comité d'avis des Questions scientifiques et technologiques de la Chambre a adopté mi-janvier une proposition de résolution sur la régulation de l'usage des cryptomonnaies. La valeur normative de ce texte parlementaire reste certes limitée, pour ne pas dire symbolique. Les députés fédéraux y demandent au gouvernement d'orienter sa politique en fonction de leurs points de vue sur la matière étudiée. Dans le cas précis de l'écosystème né avec le bitcoin, ces travaux parlementaires débutés en mai 2021 servent au moins à objectiver les efforts de compréhension tardifs et la volonté d'adaptation des législateurs aux technologies crypto dans toutes leurs dimensions sociétales. Discutés en assemblée plénière ce 2 février, les résultats laisseraient à désirer.

Surréaliste. En entendant le président du comité d’avis technologique du Parlement fédéral s’exprimer sur LN24 à propos de la résolution qui sera votée en plénière ce jeudi après-midi, Florian Ernotte a cru halluciner. Et pour cause, cet avocat du cabinet Avroy, collaborateur scientifique à HEC-Liège, cofondateur du site d’actu législative cryptomonnaie.be et membre actif des réseaux Walchain et Blockchain4Belgium, a été auditionné par ce même comité parlementaire il y a un an. Il attendait de découvrir les fruits de ces travaux, les 10 commandements crypto adressés au gouvernement De Croo. Le résultat désole Me Ernotte qui reste interdit face à un amateurisme manifestement indécrottable du législateur. L’avocat spécialisé s’inquiète d’entendre le « Monsieur Crypto improvisé du Parlement » confondre directive et règlement européen en évoquant MiCA, dénoncer un Far West des cryptos alors que les acteurs de l’industrie du bitcoin sont régulés depuis de longues années en Europe… Entretien.

Business AM : Vous éprouvez un sentiment de gâchis, d’avoir pris part à des travaux parlementaires sur les enjeux des cryptos mais de vous retrouver finalement face à des députés dont les connaissances ne se sont manifestement pas affinées ?

Florian Ernotte : Effectivement. J’ai l’impression que de nombreux experts ont été entendus mais que c’est le pouvoir en place qui a été écouté. Des responsables de l’autorité des marchés, la FSMA, de la police fédérale, avec la Computer Crime Unit. Les loups ne se mangent pas entre eux. (sourire) Quand on observe les propositions des législateurs, c’est un cocktail d’arnaques, de fraudes et de blanchiment d’argent. On entend la voix du gendarme financier. L’empreinte environnementale des cryptos est dénoncée sans davantage d’analyse sur les sources énergétiques ou leur usage. On entend presque un slogan des députés Écolos. Oui, dans ce sens, c’est du gâchis.

Sur l’échiquier stratégique, reconnaissons que vous évoluez plutôt dans le camp des enthousiastes de la crypto. Vous accompagnez d’ailleurs des entreprises dans ce domaine particulier. Mais vous estimez que, factuellement, les conclusions du comité d’avis ne dépassent pas l’entre-soi, avec un fort biais de confirmation ?

Ça paraît assez symptomatique, oui. Les parlementaires semblent vouloir conforter leurs opinions personnelles en auditionnant formellement les mêmes personnes qui leur avaient inspiré de la méfiance. Bref, j’invite les personnes qui souhaitent cerner les enjeux de ne pas se limiter aux 8 pages de proposition parlementaire mais de plonger dans les 146 pages du rapport résumant les auditions.

Au niveau juridique, les députés signent alors une déclaration d’intentions, appelant à la création d’un écosystème national d’innovation crypto, sans réelle conséquence ?

C’est un chapelet de bonnes intentions conviant à légiférer sur le sujet. On pourrait voir cela de façon optimiste en estimant que la Belgique se positionne pour améliorer l’encadrement des cryptos, avec on l’espère une approche mesurée. La régulation est nécessaire, c’est indiscutable. Après, il faut préserver une certaine cohérence. Et ce qui se passe avec la FSMA exhibe un grand écart politique entre l’ambition d’une Belgique innovante en crypto et un gendarme financier qui matraque farouchement les prestataires de services en actifs numériques. Il faudrait allier le geste à la parole et mettre en adéquation les différents services émanant de l’État.

Cette résolution parlementaire serait donc un texte inoffensif en l’état mais risque de déboucher sur des mesures qui ne resteront pas, elles, indolores ?

Aujourd’hui, il s’agit d’un texte inoffensif mais il faut conscientiser les législateurs qui vont le voter et s’assurer de bien comprendre les tenants et aboutissants du sujet. Malheureusement, les récentes déclarations des politiques démontrent plutôt qu’ils ne maîtrisent toujours pas le dossier. Est-ce que cet amateurisme regrettable aura des effets secondaires délétères ? Peut-être. Heureusement, le règlement européen MiCA s’appliquera à toute l’Union et la marge de manœuvre des États-membres restera limitée. Mais les institutions européennes fonctionnent avec des représentants des pays. De nouveau le risque du biais de confirmation réapparait. Si la Belgique envoie des responsables dont la politique officieuse est « à bas la crypto », nous allons nous retrouver dans une drôle de situation. Dans un futur proche, notre autorité nationale, la FSMA, devra quand-même jouer un rôle dans l’application de MiCA. Si nous n’avons pas fait évoluer les mentalités, ça va être l’enfer pour les acteurs belges.

En entendant le président du comité d’avis vanter les mérites du travail de longue haleine et les vertus des actions demandées au gouvernement, le public aura l’impression que nos décideurs réagissent à la menace crypto. Mais les députés ont vraisemblablement récupéré politiquement des mesures déjà existantes ou prévues.

Tout-à-fait. Ou alors les députés justifient leur action par des situations non fondées. Je prends l’exemple de la prétendue vulnérabilité des jeunes face aux risques inhérents des cryptos. Pourtant, tout le monde devrait savoir que lorsqu’on s’inscrit sur une plateforme d’échange, on doit se soumettre à un contrôle d’identité relativement strict. Il est évidemment hors de question qu’un mineur puisse s’inscrire à ce type de plateforme. Je n’ai jusqu’à ce jour jamais entendu de cas où un mineur s’était fait arnaquer lors d’achats de cryptos. Les plateformes chez nous sont régulées par la FSMA, en France depuis 2020 etet, pour rappel, une entreprise comme Bitstamp est régulée au Luxembourg depuis 2015. Dire que c’est le Far West crypto en Europe, c’est faux. Et MiCA vient justement harmoniser les règles disparates établies sans coordination dans les États membres de l’Union européenne.

Il semble que soit à l’œuvre une tactique défensive politicienne, pressée par les scandales de 2022 (Terra, Celsius, FTX), comme observée en France dernièrement. Mais le politique n’a-t-il pas une responsabilité partagée, avec un déni du bitcoin de longue date, une diabolisation de la spéculation et un sursaut de conscience tardif ?

Je suis sollicité par des personnes qui sont victimes d’escroqueries sur Internet parce qu’on leur fait miroiter des rendements extraordinaires. Ces personnes tombent dans le piège par manque d’éducation financière. Dans une certaine mesure, c’est la responsabilité du politique qui est mise en jeu, oui, mais j’apporterais cette nuance : à force de dire que les crypto-actifs sont hyper volatiles, hyper spéculatifs et peuvent rapporter plein d’argent de façon très risquée, il y a un effet de persuasion où le message en quelque sorte est qu’il est possible de gagner des fortunes.

Avant de les perdre…

Je ne le contesterai pas, évidemment, mais à force de taper sur le clou, sur cet unique aspect financier, cela légitime indirectement le fait que les cryptos mobilisent des sommes folles d’argent. Et ça attire. Les politiques créent alors la confusion, en mélangeant arnaques, fraudes et blanchiment de capitaux. Ça donne une belle popote pour justifier des trains de mesures restrictives à la vie privée, la liberté individuelle et la propriété sur base de la lutte contre le blanchiment.

Une dérive ?

Qu’un politique qui vote des lois se trompe sur le texte fondamental qui est discuté depuis trois ans dans toute l’Europe est inquiétant. Vers où allons-nous ? Qu’est-ce que le législateur belge va pouvoir élaborer comme loi sur la base de cette résolution ?

Sans compter toutes les références écolos, aussi méritoires soient-elles, sur l’empreinte environnementale exemplaire. Dois-je leur rappeler le principe de neutralité technologique qui doit prévaloir dans tous les textes légaux ? Principe qui n’a, a priori, jamais été contesté et toujours appliqué. On ne légifère pas sur base de la technologie mais sur base de l’usage qui en est fait.

Dans le cas des cryptos, elle a disparu cette neutralité technologique puisque le législateur, en Belgique mais aussi en Europe avec l’analyse de l’impact écologique du minage du bitcoin, discrimine les programmes.

Il faut le dénoncer. Le législateur crée un précédent puisqu’il est en train de discriminer une technologie par rapport à une autre sous le critère de l’écologie, de la consommation énergétique. Ça peut s’avérer dangereux, cela revient à pousser les personnes à utiliser une techno en particulier, à interdire l’usage d’une autre et, dès lors, courir le risque d’empêcher l’amélioration technologique ou l’innovation.

La crypto, c’est le prétexte pour durcir ? Un problème de diversion utilisé par les politiques pour démontrer facilement leur action ?

Il y a un agenda politique qui transpire des textes légaux. Avec MiCA, on perçoit cette volonté de bien canaliser voire limiter l’utilisation des cryptos. J’ai le sentiment que la réglementation européenne a pour objectif par exemple d’éliminer la concurrence sur les stablecoins parce que la Banque centrale veut émettre son propre stablecoin aka euro numérique.

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