Comment une entreprise belge se retrouve suspectée d’avoir mis en place une filière pour alimenter l’armée russe en munitions

C’est une sale affaire que révèle une enquête menée par la RTBF : une de nos entreprises d’armement passait par des paravents en Serbie pour continuer à vendre des machines permettant d’assembler des munitions, aux calibres de l’armée russe, qui étaient ensuite réexportées vers Moscou. Une affaire qui tournait malgré l’interdiction de vente de matériel militaire en 2014, et qui continuait malgré l’invasion de 2022.

Qui ? New Lachaussée, ou NLC, est une entreprise basée à Herstal qui précise bien, sur son site web, qu’elle ne fabrique ni ne vend « de munitions, d’amorces, de détonateurs ou de compositions pyrotechniques. » Elle se contente de vendre les machineries nécessaires pour en produire. Elle appartient à la holding brésilienne CBC Global Ammunition par le biais de deux entreprises, l’une tchèque et l’autre allemande, et la Région wallonne en est actionnaire, à auteur de 20%.

L’affaire : à partir de mars 2022, NLC a fait l’objet d’une enquête de sa maison mère basée en Allemagne sur ses connexions avec la Russie, qui ne s’étaient apparemment pas interrompues malgré les sanctions économiques imposées au Kremlin, et en particulier l’interdiction de vendre au pays du matériel militaire. C’est le cabinet d’audit KPMG Allemagne qui a été chargée d’enquêter sur les coulisses de l’entreprise belge. Or, cette enquête semble avoir été placée dans un tiroir et oubliée. Jusqu’à ce qu’un des enquêteurs allemands ne décide de révéler l’affaire au micro de la RTBF. Et ce, à visage découvert.

Accords russo-serbo-wallons en eau trouble

  • Selon nos confrères, depuis 2016 au moins, l’entreprise wallonne est en discussion avec des fabricants de munitions serbes, des filiales de l’entreprise nationale Yugoimport, afin d’installer des chaines de montage de munitions. Celles-ci seraient adaptées aux calibres utilisés par l’ancien Pacte de Varsovie en général et par l’armée russe en particulier : du 7.62×39 mm et du 12.7×108 mm. Le lanceur d’alerte interrogé par la RTBF évoque un parc de machines d’une capacité de 5 millions de cartouches par an.
  • Or, pour l’assembler, NLC a besoin de composants venus de Russie. Ceux-ci auraient été fournis par l’entreprise russe Tula Cartridge Works, avec la Serbie en guise d’intermédiaire, le pays restant proche du « grand frère russe » malgré ses rapprochements avec l’UE. En outre, la Serbie a une réputation bien spécifique dans le milieu des ventes d’armes : le pays vend ses anciens stocks et sa production nationale sans trop regarder à qui.
  • C’est là tout le problème : les exportations de machines à destination de la Serbie sont légales, mais on ne peut pas savoir qui utilise à la toute fin les cartouches produites par les Serbes grâce aux machines wallonnes. Or, dans les règles du commerce d’armement, l’utilisateur final est une notion capitale. Et ce n’est pas la première fois qu’une entreprise wallonne se trouve mouillée par l’usage qui est fait de ces produits.
  • D’autant que dans le cas de NLC, des éléments d’enquête laissent à penser que tout ce montage est bien intentionnel : le marché visé final restait bien la Russie. Nos confrères ont pu consulter des échanges de message entre le directeur commercial de NLC et l’agent de l’entreprise belge en Russie via WhatsApp. Les deux hommes y discutaient d’une « manière légale d’effectuer la transaction » via les nombreuses filiales de Tula Cartridge Works de par le monde. Ces messages datent d’octobre 2020, soit bien après la mise en oeuvre de sanctions sur le matériel militaire suite à l’annexion de la Crimée en 2014.
  • L’entreprise, elle, dément : elle n’a pas répondu directement aux sollicitations d’interview, mais a déclaré par mails que « Depuis 2014, NLC n’a pas eu de relations commerciales avec la moindre organisation active dans le secteur de l’armement établie en Russie ».

Des autorisations d’exportation suspendues

La réaction : suite à l’enquête de la RTBF, le ministre-président wallon Elio Di Rupo a demandé de suspendre en urgence et préventivement les licences d’exportation accordées à New Lachaussée pour la Serbie.

  • « Des éléments sont de nature à se questionner sur un éventuel risque de détournement et du respect de l’embargo russe et des récentes sanctions européennes », a commenté Di Rupo. Notons que les licences d’exportation doivent être signées par le ministre-président wallon après l’avis d’une commission consultative.
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