Les investisseurs se débarrassent, en grand nombre et à bas prix, de leurs obligations russes: Wall Street y voit une aubaine pour de l’argent facile

Les investisseurs se débarrassent massivement de leurs obligations de l’Etat russe ou d’entreprises russes. Et elles trouvent massivement repreneur à Wall Street : les prix des obligations baissent pour l’heure plus rapidement que les assurances pour les couvrir augmentent. Mais cet achat est risqué.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie est conspuée sur la place économique occidentale. Avoir des liens commerciaux ou économiques avec la Russie est soit sanctionné, soit mal vu. Des acheteurs boycottent par exemple les produits pétroliers, ou d’autres se débarrassent de leurs parts dans des dettes russes.

Cette grande braderie des prêts russes ne tombe cependant pas dans l’oreille d’un sourd. C’est notamment l’occasion de mettre la main sur de l’argent facile, rapporte CNN Business. La pratique s’appelle la « transaction à base négative », et consiste en acheter des obligations d’Etat ou d’entreprises à bas prix (par exemple, si les détenteurs veulent s’en débarrasser à tout prix), en même temps que des swaps de défaut de crédit (une sorte d’assurance contre les défauts de crédit).

En ce moment, les prix des obligations (vendues jusqu’à un tiers de leur valeur sur papier, ou 34.000 dollars pour une obligation de 100.000 dollars, pour des obligations venant à échéance en 2028, par exemple) baissent plus rapidement que les prix des assurances pour les couvrir augmentent. C’est cet écart qui intéresse les investisseurs.

Ainsi, les négociations d’obligations d’entreprises russes sont à leur plus haut depuis deux ans. Pour la dette souveraine russe, la tendance est également à la hausse : entre le 24 février et le 7 avril, des obligations d’une valeur totale de sept milliards de dollars ont été échangés, soit 35% de plus que sur la même période en 2021, selon les données de MarketAxess.

Wall Street se frotte les mains

Philip M. Nichols, professeur à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie et expert sur la Russie et la responsabilité sociale dans les affaires, constate également cette tendance. Il explique à CNN qu’il reçoit de nombreux appels d’investisseurs qui veulent s’assurer que cette opération a du sens. « Il y a beaucoup de spéculateurs qui achètent ces obligations qui ont été sévèrement dégradées et qui sont sur le point de devenir des « déchets ». Le spread (différence en rendement entre une obligation de l’Etat américain et une autre obligation d’Etat, de même durée mais d’une qualité moindre, ndlr) sur la dette souveraine russe est étonnant en ce moment. Ils font une quantité inhabituelle d’argent par rapport au volume ».

Ainsi, des fonds de couverture comme Aurelius Capital Management, GoldenTree Asset Management et Silver Point Capital ont augmenté leurs achats d’obligations d’entreprises russes. JP Morgan et Goldman Sachs notamment jouent le rôle d’entremetteurs, entre ceux qui veulent se débarrasser de leur exposition à la Russie et ceux qui veulent miser sur ces paris risqués. Des représentants de la première banque expliquent à CNN qu’il n’y a rien d’illégal, que la pratique n’enfreint pas les sanctions et qu’elle n’enrichit en rien la Russie.

« C’est Wall Street, c’est comme ça », explique Kathy Jones, stratégiste auprès du Schwab Center for Financial Research à CNN. « Je ne suis pas surprise qu’ils aient vu une sorte de faille qu’ils pourraient exploiter pour gagner de l’argent. »

Wall Street détaché de la réalité?

La question est si cette opération a vraiment du sens. En temps normal, la réponse est non : lorsque de nombreux investisseurs se débarrassent de leurs obligations, cela veut dire que l’émetteur de l’obligation est un mauvais payeur, par exemple. Depuis le début de l’invasion, la grande question est également si la Russie va glisser vers le défaut. Elle a payé de premières obligations, mais jusqu’à quand pourra-t-elle continuer? Pour les obligations des entreprises, rien ne semble certain non plus.

L’exploitation de ces obligations et l’argent facile qui est gagné suscite également des critiques : Wall Street est détaché de la réalité. Dans la réalité, les sanctions occidentales contre la Russie continuent à s’accumuler. Quasi toutes les semaines, les Etats-Unis ou l’Europe annoncent l’une ou l’autre nouvelle sanction. Et la Russie continue la guerre, ce qui est susceptible de faire continuer l’émission de nombreuses nouvelles sanctions. L’économie russe en prend un coup, et ainsi la capacité à rembourser les dettes. Pour Nichols, « si Wall Street était attaché à la réalité, les investisseurs resteraient loin des obligations russes ».

La tendance des prix des obligations qui baissent plus vite que les prix des assurances augmentent pourrait également prendre fin. Ainsi, le 5 avril le prix pour assurer les dettes russes est passé à 43%, contre 28% la veille.

Les investisseurs qui misent sur les dettes russes, vendues en grand nombre et comportant de nombreux risques, pourraient donc in fine se brûler les doigts et rester assis sur et les sommes que la Russie ou les entreprises russes ne rembourseront pas, et sur les assurances élevées pour couvrir ces obligations, à payer (l’assurance remboursant moins que ce que l’acteur russe aurait payé en taux d’intérêt). Mais ce sont les règles du jeu de la spéculation.

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