Le culte d’Elon Musk: il est grand temps de se montrer plus critique face à cet ‘Homo Zeus’ qui nous entraîne d’une hype à l’autre

Depuis la fin de la société féodale au XVIIIe siècle, lorsque la religion était le seul soutien moral du citoyen médiéval, l’homme ‘éclairé’ s’est cherché de nouveaux dieux pour remplacer les anciens. Aujourd’hui, cette recherche a abouti à la glorification des sportifs, des hommes politiques, mais aussi des entrepreneurs. Ils sont les nouveaux Êtres suprêmes, et tout ce qu’ils disent, tweetent ou font est élevé au rang de Parole Sainte.  Le ‘primus inter pares’ – les Grecs parlaient de Zeus, le dieu suprême parmi tous les autres – est sans aucun doute Elon Musk, qui a relégué Jeff Bezos et compagnie à l’arrière-plan.

Yuval Noah Harari a lancé le terme ‘Homo Deus’ pour indiquer qu’une petite partie de la population serait, dans un avenir proche, élevée au rang de superstar. Ces êtres domineront la société et l’économie grâce à l’intelligence artificielle, la manipulation génétique et la science des données, et même la vie éternelle. Le reste de la population sera rattrapé par le système qu’ils auront imposé. La valeur que les humains pourront encore ajouter au système économique sera réduite à pratiquement zéro.

On peut dire sans risque de se tromper que le système économique actuel est en bonne voie pour réaliser la vision de Harari. Les ‘Homo Dei’ tels Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Sergei Brin et Jack Ma déterminent déjà notre quotidien. Grâce à des applications logicielles sophistiquées, ils dominent des secteurs comme le commerce de détail ou les médias.

Musk est le premier ‘Homo Zeus’

Elon Musk, cependant, fait figure d’exception. Il n’est plus vraiment un Homo Deus. Il avait déjà ce statut, et il peut aujourd’hui être considéré comme un ‘Homo Zeus’ – ou ‘dieu suprême’. Musk accomplit ce que personne n’était parvenu à faire avant lui. Seul – avec son intelligence débridée et sa volonté de fer – il parvient à renverser des méga-industries dans lesquelles les petites entreprises doivent faire face à des barrières à l’entrée très élevées. Le secteur automobile ou l’aérospatiale sont des secteurs extrêmement complexes à intégrer. Elon Musk a réussi cette improbable prouesse, qui lui vaudra sans aucun doute une place dans la galerie des grands du capitalisme.

Ses disciples ne le voient même plus comme un être humain, mais comme un véritable dieu. Et vous pouvez prendre ce terme au pied de la lettre. Les fans de Tesla ont réagi avec surprise lorsqu’une étude menée auprès de 511 chrétiens, et leur demandant de décrire à quoi ressemblerait Dieu, a accouché d’un croquis de visage presque similaire à celui du fondateur du constructeur de voitures électriques.

Photo: Wiki Commons

Avertissement: j’étais et je suis toujours l’un des plus grands fans de l’enfant des dieux sud-africain. J’ai commandé une Tesla en septembre 2013 sans jamais l’avoir vue et je la conduis depuis 7 ans maintenant. J’ai dévoré la brillante biographie d’Ashlee Vance ‘Tesla, Space X and the quest for a fantastic Future’ dès qu’elle a été publiée en 2015. C’est l’une des histoires entrepreneuriales les plus étonnantes qui existent. À lire absolument. Ce qui n’empêche pas qu’il est temps de prendre du recul et de se poser quelques questions autour de l’homme.

Musk, un innovateur hors pair, mais pas un inventeur….

Elon Musk est sans aucun doute un génie des affaires, un brillant industriel et un innovateur. Probablement le plus grand en son genre, un statut qu’il a hérité de Henry Ford. Ce dernier avait lancé la révolution de la production de masse et, ce faisant, donné un énorme coup de fouet à la croissance du capitalisme. Toutefois, Musk n’est pas un inventeur – un statut que beaucoup lui attribuent à tort – comme Benjamin Franklin, Thomas Edison ou son idole Nikola Tesla. Il a la capacité de tirer le meilleur parti des technologies existantes, qu’il s’agisse d’un moteur électrique de grande autonomie, de fusées moins chères ou de panneaux solaires intégrés.

Mais il n’a rien inventé. L’Hyperloop a été conçu par l’ingénieur Robert Salter en 1972. La voiture électrique existait déjà en 1832! En 1883, Charles Fritz a développé la première cellule solaire et la première fusée a volé en 1926, une invention de Robert Goddard.

Plus dur que Steve Jobs

Musk peut être comparé au mieux à Steve Jobs, qui était également un maître en la matière. Jobs n’a pas inventé le téléphone portable, et il n’a certainement pas inventé l’écran tactile, mais il a su, comme aucun autre, rassembler toutes ces pièces du puzzle en un produit clair et convivial qui est devenu indispensable dans nos vies. De plus, ils sont tous deux parvenus à créer un culte improbable autour de leur personne, avec à la clé une armée de fans prêts à acheter n’importe quoi, à condition qu’il porte le logo Apple ou Tesla.

Elon Musk se distingue de ses homologues ‘divins’. En raison de sa formation en physique et de son insatiable soif de connaissances dans des domaines aussi divers que la mécanique automobile, l’intelligence artificielle, l’énergie solaire ou la technologie des fusées, Musk s’est immergé dans des processus industriels très complexes. Il n’est pas un geek des logiciels comme Zuckerberg ou les fondateurs de Google Brin et Page. Chaque jour, il doit se plonger dans des interactions complexes entre hardware et software, une qualité qui l’élève définitivement, intellectuellement, au-dessus de ses rivaux de la Silicon Valley.

Notre besoin de nouveaux dieux

Les êtres humains ne peuvent s’empêcher de suivre des gourous. Dans la société féodale du passé, toutes les décisions morales et éthiques étaient placées entre les mains de Dieu. Cela a permis d’affranchir une grande partie de la population de l’obligation de penser. Quiconque suivait les commandements de l’Église pouvait compter sur une place au ciel. Les Lumières ont changé tout cela. Alors que les intellectuels du XIXe siècle redécouvraient les philosophes grecs et que Kant nous montrait la voie de la pensée critique, les dogmes de l’Église ont été progressivement remis en question. À leur place, l’idéologie du libéralisme et une croyance inébranlable dans la capacité de l’homme à juger de ce qui est bien ou mal se sont imposées.

L’humanisme est né. Dans des circonstances idéales, cela signifie que nous nous faisons tous notre propre opinion et que nous basons nos décisions sur des arguments rationnels et des processus de pensée bien réfléchis, dans la tradition de Socrate. Malheureusement, cela s’est avéré plus difficile que prévu. Et aujourd’hui, nous nous remettons à suivre sans critique un certain nombre de gourous, qui pensent à la place de leurs semblables. Elon Musk en est le prototype. Il est suivi par des millions de personnes – l’éducation ne joue ici aucun rôle – comme s’il était le Christ en personne.

La contradiction n’est pas tolérée

Mais si nous n’osons plus poser la moindre question critique et acceptons sans réserve la bonne parole d’Elon Musk, nous nous fourvoyons.

Par exemple, ce n’est plus un secret pour personne que les voitures électriques ne sont pas aussi écologiques qu’elles en ont l’air. Les méthodes de production utilisées pour assembler ces véhicules sont loin d’être neutres en termes de CO2. Par ailleurs, le monde se porterait mieux si les gouvernements et les entreprises investissaient dans les transports publics et les infrastructures. À ce sujet, la cité-état la mieux gérée au monde a même osé contredire Elon Musk. Singapour a indiqué qu’elle entendait continuer à investir dans les bus et les trams, plutôt que de donner un blanc-seing aux ambitions du milliardaire de voir toute la ville passer à la voiture électrique. Une contradiction que Musk n’a pas acceptée.

C’est aussi ce qui caractérise Elon Musk. Il est tellement convaincu de son bon droit qu’il n’accepte aucune critique. Lorsque Bill Gates a osé acheter une Porsche Taycan électrique plutôt qu’une Tesla, Musk l’a pris comme un affront personnel, auquel il a rapidement donné suite par un tweet dénigrant. Donald Trump n’aurait pas pu faire mieux.

Mars ou la Terre?

En outre, on peut également s’interroger sur les ambitions d’Elon Musk en matière de colonisation de Mars. Ne serait-il pas plus sage d’utiliser toute la matière grise du monde pour sauver la Terre plutôt que de chercher un moyen de s’échapper – un privilège qui n’appartiendra finalement qu’aux ‘Homo Dei’ de ce monde? Le fait que certaines des personnes les plus riches du monde – Musk, Bezos, Branson – veuillent quitter la Terre le plus vite possible en dit long sur l’état actuel de notre planète…

(AP Photo/John Raoux, FIle)

Le livre récemment paru ‘The New Climate War’ de Michael Mann – l’un des plus grands experts mondiaux dans ce domaine – est un nouvel appel à prendre les bonnes décisions et à ne pas trop écouter ceux qui crient le plus fort. S’envoler vers Mars n’est pas une solution. On peut comprendre cette philosophie de vouloir ‘viser la Lune’, mais tous les grands progrès ont eu lieu lorsque le gouvernement a pu jouer son rôle dans le processus de transformation. Mais désormais, ces acteurs privés ont tellement d’argent à leur disposition que l’intérêt public risque d’être balayé par les intérêts privés des ‘happy few’.

Comment les petits investisseurs peuvent se faire griller

La question se pose également de savoir pourquoi Elon Musk s’est lancé dans un tel battage autour du Bitcoin. La récente incursion de sa société sur le marché des cryptos n’a pas suscité un grand élan de sympathie. Bill Gates ne s’est pas montré avare en critiques et il a mis en garde les petits investisseurs de ne pas succomber à chaque nouvelle manie lancée par le dieu Tesla. S’agit-il vraiment d’une nouvelle activité importante pour Tesla ou bien d’une nouvelle provocation contre l’’establishment’ dont Elon Musk fait plus que jamais partie, en tant qu’homme le plus riche de la planète? Sans oublier que le Bitcoin repose sur une technologie gourmande en énergie et inefficace, comme l’a récemment souligné à juste titre Frank Vrancken, le stratège en chef de Puilaetco.

Mais peut-être qu’Elon Musk lui-même souhaiterait que toute cette frénésie autour de sa personne se calme un peu. À l’image du penseur israélien Yuval Harari – qui avait répondu avec humour à la question de Thomas Vanderveken sur la façon dont il gère son statut de dieu lors de notre événement Newsweek à la Lotto Arena –  Musk ferait également bien de réagir face à ce culte.

Car Yuval Harari est dans une situation assez identique à celle d’Elon Musk. Des millions d’Occidentaux – pour la plupart très instruits – sont suspendus à ses paroles. Dans sa réponse, le professeur d’histoire israélien avait appelé à ce que nous continuions à penser de manière critique et que nous ne nous laissions pas séduire par le chant des… gourous.

La pensée critique est le plus beau cadeau laissé par le Siècle des Lumières. Il est de notre devoir de ne pas abandonner cette réflexion aux autres.


L’auteur Xavier Verellen est un entrepreneur actif dans le secteur de l’’Internet des objets’. Son premier livre ‘Human Park’ sera publié prochainement.

Plus