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« Les États-Unis, grands gagnants de la guerre en Ukraine » ? Pourquoi c’est, au mieux, très discutable

« Les États-Unis, grands gagnants de la guerre en Ukraine » ? Pourquoi c’est, au mieux, très discutable
Thierry de Montbrial et ses vues sur la Russie et les USA | Getty/Fotojet

Paradoxalement, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a déchaîné un certain anti-atlantisme : les USA, forcément, voudraient profiter de la situation – voire l’auraient sciemment provoquée. C’est un raisonnement bourré de raccourcis.

Pourquoi est-ce important ?

La guerre en Ukraine ne voit pas fleurir que des tombes le long du Dniepr ; elle fait aussi éclore de nombreux discours très critiques, non pas envers les actions de la Russie, mais envers celles - réelles ou supposées - de l'OTAN, et derrière, des États-Unis. Jusqu'à parfois tenir pour acquis des récits fort discutables.

Dans l’actualité : « Les États-Unis seront les grands gagnants de la guerre en Ukraine » soutient Thierry de Montbrial dans un entretien exclusif auprès de nos collègues de Les Echos. L’individu n’est pas le premier venu : il est le fondateur de la World Policy Conference, un des grands think tanks à l’échelle mondiale, ainsi que de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas prendre ses déclarations avec une certaine dose de sel.

De la responsabilité de la guerre

À la remarque que ce ne sont pas les Américains qui ont commencé la guerre et qu’ils profitent au pire d’une opportunité, Montbrial botte en touche: « Les deux sont vrais. Notez qu’ils n’ont jamais cherché à favoriser des solutions diplomatiques sur des questions comme la Crimée ou le Donbass. […] Les Américains nous ont alertés mollement sur la possibilité d’une agression de la Russie en Ukraine, mais il n’y a pas eu de réflexion stratégique commune pour y parer.

  • Les mises en garde des États-Unis n’ont pourtant pas manqué : dès décembre 2021, le chef d’État-Major des armées américaines, le général Mark Milley, faisait part des inquiétudes de son pays devant les déploiements de force à la frontière ukrainienne, et estimait qu’il fallait prendre très au sérieux « une agression militaire de la part des Russes dans un État-nation indépendant depuis 1991. »
  • Début février, les USA avaient mis au point une stratégie de la transparence : tout indice que les Russes pouvaient mettre sur pied une opération « false flag » pour servir de prétexte à une attaque était dévoilé dans la presse. Une manière de couper l’herbe sous le pied des Russes, supposés prompts à accuser l’OTAN et/ou l’Ukraine d’avoir déclenché la guerre par une opération de manipulation.
  • Neuf mois après l’invasion, nombreuses sont les preuves d’une situation inverse à celle décrite par Montbrial. Les USA ont largement prévenu les pays européens de l’imminence d’une attaque. Mais les chancelleries de l’UE ont préféré faire l’autruche.

Des dividendes des combats

Thierry de Montbrial: « La guerre d’Ukraine est d’abord apparue aux yeux des Américains comme une difficulté supplémentaire, puis ils l’ont vue comme une opportunité. Ce qui s’est traduit concrètement par l’élargissement de l’OTAN […] puis par la dépendance accrue de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis aussi bien en termes sécuritaires classiques que dans le domaine de l’énergie.

  • Que l’OTAN ait bénéficié d’un second souffle suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nul ne va le nier. Mais y voir une opportunité des USA, c’est laisser de côté le fait que l’adhésion à l’Alliance ne se fait que volontairement, à la demande d’un pays, et qu’elle n’a d’ailleurs rien d’automatique. Sous-entendre qu’i y aurait un impérialisme américain en Europe à mettre dos à dos avec l’impérialisme russe serait de la malhonnêteté intellectuelle.
  • Les USA profitent-ils de la guerre pour vendre des armes ? Pas vraiment : en date du 23 novembre dernier, les arsenaux américains avaient livré pour 19,7 milliards de dollars d’armes et de munitions diverses à l’Ukraine depuis l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, dont 19 milliards depuis l’invasion. Mais il s’agit d’aide, pas de vente, même s’il n’y a jamais eu de consensus sur une éventuelle contrepartie une fois la paix revenue. On peut prendre l’exemple des lois prêts-bail de 1941 ; sur le moment, c’est plutôt un pari risqué. Pour l’heure, les USA consacrent 47 milliards de dollars au total à l’aide de l’Ukraine, soit 0,22% de leur PIB.
  • Il est vrai que les marchands d’armes américains ont le vent en poupe. Ils vont profiter à moyen terme du fait que de nombreux pays d’Europe cèdent leur arsenal à l’Ukraine et cherchent à le remplacer par du matériel made in the USA plus moderne. Mais si les USA raflent le gros lot, les secteurs militaro-industriels français ou allemands tournent aussi à plein régime, avec des commandes à la clef. On peut aussi citer la Corée du Sud, qui livre en masse des chars et de l’artillerie de fabrication nationale à la Pologne.

De la facture énergétique

  • L’Union européenne, incontestablement, importe une plus grande part de son énergie des USA qu’avant la crise. Mais de là à dire que nous allons basculer sous leur dépendance énergétique, c’est très exagéré. Car l’UE a toujours été une consommatrice finale d’énergie. L’Europe importait plus de 60% de son énergie en 2019, même si l’expansion du secteur renouvelable peut légèrement tasser ce chiffre.
  • Le plan REPowerEU mis en place en collaboration avec Washington a pour but de saper massivement la part russe de cette dépendance, tout en la remplaçant – idéalement – par des alternatives plus écologiques. Il est que ce plan fait consommer à l’Europe du GNL américain à la place du gaz naturel russe. En septembre dernier, chaque transporteur de GNL parti vers l’Europe représentait en moyenne plus de 100 millions de dollars de bénéfices.
  • Que les USA s’en sont mis plein les poches avec l’augmentation des prix de l’énergie est incontestable. Mais ce ne sont pas les seuls : techniquement la Russie aussi en a bien profité, du moins à court terme. De même aussi pour la Norvège, qui se place aussi en grande alternative à l’énergie russe. A tel point que vu le contexte, s’en est même un peu gênant.
  • A l’Europe maintenant d’investir – en particulier dans le renouvelable, et aussi sans doute le nucléaire – pour éviter de se retrouver dans une nouvelle dépendance. Or, les USA ont en effet tendance à faire passer leurs gains avant ceux des autres, et le retour au protectionnisme actuel ne fait pas exception. Mais c’est aussi à l’UE de ne pas se reposer sur les USA, car ceux-ci peuvent effectivement larguer les amarres avec le vieux continent.
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