Bart Verhaeghe et ses associés ont obtenu le Club Bruges pour seulement 600.000 euros en 2012. Une bouchée de pain. L’ASBL historique derrière le club populaire s’est laissée manger. C’est la conclusion que tire Business AM après une analyse approfondie des livres de comptes. Avec l’introduction en bourse prévue prochainement, l’entrepreneur devrait donc percevoir une plus-value encore plus importante que prévu.
Le montant de 15 millions d’euros, que Bart Verhaeghe aurait payé pour l’achat du Club, circule systématiquement dans les médias. Toutefois, ce montant n’est pas correct, comme le montre une inspection des livres de comptes. Le propriétaire initial, l’ASBL Club Brugge, n’a jamais reçu 15 millions d’euros. Le montant net payé par le clan Verhaeghe n’était que d’environ 600.000 euros.
L’entrepreneur immobilier a pu obtenir le Club à bon prix en profitant des faiblesses défensives de l’ASBL historique. Selon ses admirateurs, Verhaeghe a fait preuve d’intelligence entrepreneuriale et commerciale. Pour ses détracteurs, le putsch était bien préparé.
Voici comment tout cela s’est déroulé.
1/ Verhaeghe analyse les livres de comptes du Club Bruges (automne 2010)
À la demande de la direction de l’époque, Bart Verhaeghe examine les structures du Club Bruges. À l’époque, le club appartenait à une ASBL comptant plus de 100 membres, à l’histoire longue de plusieurs décennies, avec une société anonyme comme filiale pour les activités commerciales.
Parmi les membres figurent des hommes politiques bien connus, comme l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene, et des hommes d’affaires de premier plan, dont Marc Coucke, le fondateur d’Omega Pharma et l’actuel propriétaire du Sporting Anderlecht, rival du Club.
Pour le comptable Verhaeghe, la voie à suivre est claire: pour gérer le Club de manière professionnelle, la société anonyme doit devenir le moteur financier et s’occuper de toutes les questions liées au football (recettes de la billetterie, transferts, droits télé…).
2/ Verhaeghe prend le contrôle de l’ASBL historique (2011)
En février 2011, le conseiller Bart Verhaeghe devient finalement le président de facto de l’ASBL, et donc du Club Bruges, une fonction qui est officiellement confirmée en octobre. Le nouveau conseil d’administration comprendra, entre autres, le manager Vincent Mannaert et Jan Boone, patron de la société de biscuits Lotus Bakeries. Ce trio aura une influence décisive sur l’avenir du Club.
Verhaeghe déclarera plus tard dans De Morgen (21/2/2015) qu’il ne voulait pas devenir président. ‘Le président Pol Jonckheere m’a demandé de faire une analyse. Est-ce que je voulais devenir président? Pas du tout. J’ai promis que j’accompagnerais le processus de changement. Nous avions besoin d’un manager et j’ai trouvé Vincent Mannaert. Le président sortant n’a pas su s’adapter à son nouveau rôle. Il voulait continuer à faire les choses comme avant. Je suis alors devenu président.’
3/ Verhaeghe prend le contrôle de la S.A. (juin 2012)
La filiale commerciale du club de football est rebaptisée, passant de la S.A. De Klokke à la S.A. Club Brugge. Cette entreprise est désormais le fleuron du club. Bart Verhaeghe en est élu président. Mannaert et Boone figurent parmi les administrateurs.
4/ Le coup d’État: toutes les activités football sont transférées de l’ASBL à la S.A. (1er juillet 2012)
Une date importante dans l’histoire financière du Club Bruges. L’ASBL transfère toutes les activités liées au football à la société anonyme. Il s’agit d’un fonds commercial de 14,4 millions d’euros, principalement la valeur des joueurs.
L’opération est purement interne puisque l’ASBL vend en fait l’entreprise à elle-même, en l’occurrence à sa filiale. La prise de pouvoir de Verhaeghe est donc un fait, sans qu’il ne soit pour autant le propriétaire du club à ce moment-là, puisqu’il contrôle désormais toutes les activités du club directement via l’ASBL.
5/ L’astuce du ‘vendor loan’: la S.A. obtient la propriété du Club presque gratuitement (1er juillet 2012)
La transaction est organisée de telle manière que la société anonyme ne doit pratiquement rien payer. La partie vendeuse, en l’occurrence l’ASBL, accorde immédiatement un prêt du même montant à sa filiale. Dans le jargon, on appelle cela un ‘vendor loan’. La seule chose que la S.A. doit payer est un intérêt annuel d’environ 144.000 euros, soit environ 1%, à partir de 2013. Le remboursement du capital est lui reporté à un avenir lointain.
Autrement dit, pour 144.000 euros par an, la société anonyme met la main sur le cash-flow annuel, les bénéfices des transferts de joueurs et la marque forte dans le milieu du football ‘Club Bruges’. L’ASBL et la S.A. étant gérées par la même clique, il n’y a pratiquement eu aucune discussion à propos de ce ‘cadeau’ fait par l’ASBL.
Dans les comptes annuels 2013 et 2014 de l’ASBL, le prêt se trouve dans le poste comptable ‘créances à plus d’un an’. Cet actif est en réalité une boîte vide, car la S.A. n’a aucune intention de le payer un jour.
6/ La réunion cruciale: les membres de l’ASBL cèdent le contrôle (29 octobre 2012)
Lors d’une assemblée générale désormais légendaire, presque tous les membres de l’ASBL se sont accordés pour que Bart Verhaeghe prenne le contrôle de la majorité de la S.A. Club Brugge.
Dès le lendemain, Sport/Foot Magazine est le premier à rendre compte des décisions. ‘Verhaeghe met sur la table 15 millions d’euros, dont 14 millions serviront de capital d’exploitation pour le club. De cette manière, le promoteur du projet acquiert le Club Bruges pour 1 million d’euros’, peut-on lire à l’époque.
Le jour suivant, Bart Verhaeghe déclare à la presse que l’investissement total s’élève à 15 millions d’euros, et qu’il deviendra actionnaire du club à hauteur de 75%. Seuls 6% resteront entre les mains de l’ASBL. Pour les 19% restants, il cherchera des coactionnaires. Verhaeghe et Mannaert ont également annoncé des ‘mesures de protection’. La plus importante d’entre elles est un lock-up de dix ans. Cela signifie que le Club Bruges ne pourra être vendu au cours des dix années suivantes.
7/ Prise de pouvoir complète après l’augmentation de capital (décembre 2012)
La S.A. Club Brugge émet de nouvelles actions. En plus des 200 actions initiales de l’ASBL, 3.059 nouvelles actions seront émises. Cela signifie que la part de l’ASBL s’est réduite à 6,1% de la S.A. Club Brugge. Bart Verhaeghe, avec quelques entrepreneurs-amis, injecte 15 millions d’euros dans le club dans le cadre de l’augmentation de capital. Grâce à une alliance avec Jan Boone, il contrôle désormais 85% de la société.
Participation après augmentation de capital (en %)
- Bart Verhaeghe et Jan Boone 85,1
- Entrepreneurs alliés 8,8
- ASBL Club Brugge 6,1
Nous en arrivons maintenant au cœur de l’affaire. Le montant de 15 millions d’euros est souvent mentionné comme le prix d’achat que Bart Verhaeghe et ses collaborateurs ont déboursé. Mais les acheteurs ont reçu un cadeau caché de 14,4 millions grâce au ‘vendor loan’. Conclusion: le clan Verhaeghe a mis la main sur le Club Bruges pour à peine 600.000 euros nets.
De plus, il ne s’agit pas vraiment d’une vente puisque le propriétaire initial de toute la valeur football – l’ASBL – ne reçoit rien du tout. Il s’agit d’une injection de capital dans le club.
‘Ça dépend de la façon dont on voit les choses’, entend-on dans les cercles d’actionnaires. Dans les faits, Verhaeghe s’est engagé lors de la réunion de l’ASBL à verser 15 millions d’euros en échange du fonds commercial, et on peut donc certainement parler d’un achat. Ainsi va leur raisonnement. Mais même dans cette lecture souple de l’affaire, il faut tenir compte du don caché de 14,4 millions d’euros, qui ramène le compteur à 600.000 euros nets.
Le fait que le clan Verhaeghe ait acheté le Club Bruges pour 1 million d’euros semble donc plus proche de la vérité que le montant systématiquement cité de 15 millions d’euros.
8/ Les critiques limitées ont été facilement contrées
Ignace Van Doorselaere, ancien administrateur de l’ASBL, ex-dirigeant du groupe de lingerie Van de Velde et aujourd’hui CEO de la maison de pralines Neuhaus, a laissé entendre dès 2015 – et encore récemment dans Het Nieuwsblad – que le savoir-faire financier de Bart Verhaeghe lui avait permis de mettre la main sur le Club Bruges presque gratuitement. Ce faisant, il a arrondi le prêt de 14,4 millions d’euros à 15 millions d’euros.
‘Sur papier, Verhaeghe a versé 15 millions d’euros pour le fonds commercial, puis ces 15 millions d’euros ont été prêtés par l’ASBL à la S.A.. Le montant est officiellement versé à l’ASBL, mais directement prêté par celle-ci: 15 millions moins 15 millions, égal zéro’, résume-t-il dans Het Nieuwsblad.
Autre critique suite aux manœuvres de 2012: le transfert du fonds de commerce de l’ASBL a été effectué à la valeur comptable des activités, et non à la valeur réelle. Une estimation assez précise abouti non pas à 14 ou 15 millions d’euros, mais bien à 25 millions d’euros en valeur réelle. De ce point de vue, la S.A. a donc obtenu une valeur encore supérieure de 10 millions d’euros.
Absurdité totale, rétorque le camp Verhaeghe depuis des années. ‘Toutes les règles en matière de transparence et d’audit ont été respectées.’ Le manager Vincent Mannaert a souligné fin 2012 que l’évaluation du fonds de commerce a été effectuée par un bureau indépendant. Leur argument massue: 96% des membres qui ont voté lors de la réunion cruciale de l’ASBL, dont beaucoup sont des hommes d’affaires expérimentés, ont accepté l’accord.
Selon Van Doorselaere, les éventuelles offres externes ont été bloquées. ‘Le club a été repris par un certain nombre de personnes, dont trois des six membres du conseil d’administration de l’ASBL. On peut donc se poser la question suivante: dans quelle mesure ont-ils étudié les alternatives possibles? Mais je ne pouvais pas arrêter Verhaeghe. L’opération était trop bien préparée’, a-t-il expliqué au magazine Knack en 2015.
‘Si le Club était vraiment une bonne affaire en 2012, pourquoi d’autres grands noms n’ont-ils pas investi?‘
Le camp des actionnaires actuels
‘Si le Club était vraiment une bonne affaire à l’époque, rien ne l’empêchait d’investir lui-même’, rétorquait finement l’autre camp. Le fait que quelqu’un comme Marc Coucke n’ait pas pris le train est, selon certains, la meilleure preuve qu’il y avait effectivement un certain risque à l’affaire, ce dont Verhaeghe peut aujourd’hui recevoir le mérite après les succès des dernières années.
Mais la réalité est que tout au long du processus de transformation du Club Bruges d’une ASBL à une société anonyme, un ‘concours de beauté’ entre plusieurs parties possibles n’a jamais été organisé: une phase de candidatures, où chaque investisseur potentiel présente un plan d’avenir aux membres de l’ASBL. Or c’est précisément l’homme qui était venu faire l’audit qui a finalement pris les choses en main.
Parmi les plus de cent membres de l’ASBL, beaucoup ont probablement laissé tomber parce qu’ils n’avaient aucun intérêt financier personnel à la jouer dure. Une ASBL n’est pas une coopérative, dans laquelle les membres sont coactionnaires. Les actifs d’une ASBL ne peuvent pas être distribués et n’appartiennent donc à personne. En cas de dissolution, le solde est affecté à une cause philanthropique, comme le prévoient les statuts.
Et bien sûr, cela a également joué un rôle: une grande partie des membres étaient avides de renouveau et soutenaient donc la stratégie ambitieuse de Bart Verhaeghe.
9/ La clause d’interdiction de vendre dans les 10 ans est supprimée (novembre 2019)
Le lock-up dont Verhaeghe et Mannaert ont parlé en octobre 2012 n’était pas seulement une promesse. L’interdiction de vendre des actions jusqu’à la fin de l’année 2022 a été inscrite dans les statuts de la S.A.
Mais la modification des statuts en novembre 2019 montre que la clause d’inaliénabilité a été discrètement supprimée de l’article 9. Les bases de l’introduction en bourse récemment annoncée étaient-elles déjà posées à l’époque? ‘Non, il s’agissait d’une question purement administrative et juridique due à une modification de la législation. Et d’ailleurs, quelle différence pour une année?’, affirme un initié. La différence est néanmoins de plus d’un an et demi.
Ce n’est pas la seule promesse que Bart Verhaeghe n’a pas tenue, que les circonstances l’y obligent ou non. L’augmentation de capital de 45 millions d’euros en 2015, qui avait été promise dès 2012, n’a jamais eu lieu non plus. Cette injection d’argent frais était liée aux projets de construction d’un nouveau stade. L’introduction en bourse imminente six ans plus tard est, en quelque sorte, une version modifiée de ces anciens plans d’investissement.
10/ L’humiliation ultime: l’ASBL est ‘dépossédée’ (automne 2019)
L’ASBL historique à l’origine du Club Bruges, qui organise aujourd’hui des projets sociaux sous son nouveau nom Club Brugge Foundation, ne sera pas épargnée par une ultime humiliation. Les 200 actions originelles qu’elle détenait dans le club ont été rachetées par la S.A. Club Brugge au même moment, à la fin de 2019, puis immédiatement détruites.
Leur prix? Moins de 1,3 million d’euros pour une participation de 6,1%, alors que selon certaines estimations, le package valait plus de vingt fois cela. Non pas que quelqu’un ait versé une larme. À l’exception de quelques nostalgiques, tout le monde a oublié depuis longtemps l’ASBL populaire du passé. Après la destruction des 200 actions, la valeur des actions du clan Verhaeghe a encore un peu augmenté puisque désormais, le même gâteau est réparti en moins de parts.
Et ce ‘vendor loan’ crucial de plus de 14 millions d’euros? Il se trouvait toujours dans les comptes de l’ASBL à la mi-2020. La S.A. n’a aucune raison de rembourser l’intégralité du prêt. Après tout, que ferait la Fondation avec autant d’argent?
Surprenant: le poste ‘autres créances’ a été ajusté dans les derniers comptes annuels publiés par l’ASBL à exactement 15 millions d’euros, soit le montant de l’injection de capital à la fin de 2012.
Conclusion: l’ASBL était une proie facile
Depuis 2012, le tandem Verhaeghe-Mannaert a fait du Club Bruges un succès sportif et commercial applaudi par ses amis comme ses ennemis. Mais ce que les critiques déplorent, c’est que le clan Verhaeghe ait pu utiliser le patrimoine de l’ASBL, dont les racines historiques remontent à plus de 100 ans, comme levier pour augmenter la valeur actionnariale, et ce sans aucun risque.
Dans la perspective de l’introduction en bourse, certains analystes ont estimé la valeur du Club Bruges à 400, voire plus de 500 millions d’euros. Ce qui offre à Verhaeghe et Mannaert la perspective de réaliser des dizaines de millions d’euros de plus-value en cas de vente, même partielle, de leur participation.
Ces dernières années, personne n’était disposé à s’occuper des intérêts financiers abstraits d’une ASBL. En entrepreneur rusé qu’il est, Bart Verhaeghe a fait bon usage de ce vide. Ou comme l’a résumé un initié: ‘Le Club Brugge valait et vaut beaucoup d’argent.’
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