La Suède a longtemps adopté une politique à la marge de ce qui s’est fait ailleurs dans le monde en vue de lutter contre la pandémie de Covid-19. Misant sur l’immunité collective, les autorités n’ont longtemps pris qu’une poignée de mesures sanitaires. Aujourd’hui, un échange de mails entre deux épidémiologistes de renom est au centre d’un vaste scandale. Le principal concerné, qui est également pédiatre, a décidé de stopper ses recherches sur le coronavirus.
Depuis plusieurs jours, un vif débat anime la Suède. En jeu: les conseils donnés par l’épidémiologiste et pédiatre Jonas Ludvigsson, de l’institut Karolinska. Depuis le début de la crise sanitaire, le scientifique – grand partisan de l’immunité de groupe – a tout fait pour que les écoles ne ferment pas. Et il y est parvenu.
Ses études et ses échanges avec l’épidémiologiste en chef Anders Tegnell (lui aussi controversé) ont fait en sorte que les autorités gardent les écoles ouvertes pour les moins de 16 ans.
Ludvigsson, acte 1
Dans un article publié en mai dans la revue scientifique Acta Paediatrica, Ludvigsson dresse un plaidoyer pour expliquer que les enfants ne sont pas à la source des contaminations. Bien qu’il constate que de nombreux pays ont fermé leurs écoles pour limiter la propagation du virus, le pédiatre demande à la Suède de ne pas faire de même.
‘Il est peu probable que les enfants soient les principaux moteurs de la pandémie. L’ouverture des écoles et des jardins d’enfants n’aura probablement pas d’impact sur le taux de mortalité des personnes âgées par COVID-19’, affirme Ludvigsson.
Pour justifier ses propos, le pédiatre dit s’appuyer sur ‘les données du monde réel’. ‘Jusqu’à présent, aucune épidémie majeure de COVID-19 n’a été signalée dans les écoles suédoises’, conclut-il, rappelant que son confrère Tegnell avance le même constat.
Ludvigsson, acte 2
Début janvier, Ludvigsson a écrit une nouvelle lettre, publiée dans le New England Journal of Medecine. Il s’y félicite de la politique adoptée par son pays – sur base de ses conseils – lors l’année écoulée. Cette fois, il justifie son constat par le fait que très peu de jeunes Suédois auraient contracté des symptômes les poussant à devoir être admis aux soins intensifs.
‘Parmi les 1,95 million d’enfants suédois âgés de 1 à 16 ans, 15 enfants atteints de COVID-19, d’un MIS-C (syndrome inflammatoire multisystémique) ou des deux, et ont été admis dans une unité de soins intensifs, ce qui équivaut à 1 enfant sur 130.000’, notent Ludvigsson et ses collègues.
Ludvigsson se réjouit également du fait que, d’après lui, aucune surmortalité n’a été identifiée chez les jeunes (de 1 à 16 ans) durant l’épidémie de coronavirus. Il indique que ‘65 décès ont été enregistrés dans cette tranche d’âge entre novembre 2019 et février 2020, contre 69 entre mars et juin 2020’. ‘Aucun enfant atteint de Covid-19 n’est mort’, ajoute-t-il.
Le pédiatre persiste et signe: laisser les écoles ouvertes n’a pas contribué à aggraver l’épidémie en Suède et les enfants n’en ont pas souffert.
Une première plainte sur son argumentaire
Face à ces affirmations, des détracteurs sont venus torpiller les différents arguments avancés par Ludvigsson.
Les critiques n’ont pas manqué de faire remarquer que Ludvigsson a changé son argumentaire au cours de la pandémie. Comme nous venons de le voir, il a d’abord affirmé que les écoles ne constituaient pas un terreau plus particulièrement fertile qu’un autre pour la naissance d’un foyer épidémique. Pour motiver son discours huit mois plus tard par la faible gravité des symptômes des enfants contaminés.
S’il a effectivement été prouvé que les enfants sont bien moins vulnérables face au coronavirus, cela n’a pas été le cas concernant le fait qu’ils sont moins susceptibles de transmettre le virus. Dès lors, ce 1er mars, un groupe d’experts internationaux a répondu à Ludvigsson via une lettre, elle aussi publiée dans le NEJM.
‘Nous pensons que l’accent mis sur la morbidité dans la lettre de Ludvigsson et ses collègues est d’une pertinence limitée en tant que moyen d’analyser les effets de la fermeture des écoles sur la transmission de Covid-19. Les enfants sont aussi sensibles au Covid-19 que les adultes et ont une probabilité similaire de le transmettre’, écrivent-ils.
Les détracteurs de Ludvigsson assènent alors à Ludvigsson et à son équipe les chiffres de l’Agence suédoise de santé publique. ‘Les semaines 46 à 50 de 2020 font état d’un total de 467 épidémies dans les écoles (à l’exclusion des lycées), ce qui correspond à 48% des 967 épidémies signalées au cours de cette période. Cela contredit directement les conclusions des auteurs et devrait être examiné, ainsi que d’autres conclusions contradictoires récentes’, font-ils remarquer.
Suivie d’une révélation, bien plus gênante
En bref, Ludvigsson se base sur des éléments différents que ceux de ses détracteurs. Si l’affaire en était restée là, elle aurait pu être assimilée à une (énième) querelle d’experts. Mais ça n’a pas été le cas.
Ainsi, la revue Science a dévoilé qu’une autre plainte a été envoyée au NEJM. Elle émane d’une citoyenne retraitée, Bodil Malmberg. Grâce à la loi suédoise sur la publicité des documents, elle a pu obtenir et divulguer un mail envoyé par Ludvigsson à Tegnell l’été dernier.
Dans le mail, Ludvigsson écrit à son homologue qu’il constate une surmortalité de 68% chez les jeunes âgés de 7 à 16 ans durant les quatre mois printaniers. Pour dresser ce constat ‘malheureux’, il dresse une comparaison vis-à-vis de la même période sur cinq dernières années – soit la bonne méthode pour évaluer la surmortalité. Les chiffres sont là: 51 décès en 2020, contre 26 à 34 les cinq années précédentes.
Dans la suite de son mail, le pédiatre s’empresse de minimiser cette soudaine hausse des décès chez les 7-16 ans. ‘L’augmentation pourrait être un hasard, surtout parce que les chiffres sont faibles’, écrit-il.
Ludvigsson ajoute également que les décès chez les 1-6 ans sont plus bas en 2020 que les années précédentes. En brassant large, c’est-à-dire en comptabilisant les jeunes de 1 à 16 ans dans un même groupe, la surmortalité retombe à un bien moins inquiétant 17%. Le tout s’équilibre.
Ludvigsson s’explique
En résumé. Dans son mail à l’épidémiologiste en chef suédois, Ludvigsson constate une surmortalité de 68% chez les 7-16 ans au printemps 2020. Dans son billet public, il ne l’évoque absolument pas. Il va même jusqu’à dire l’inverse, avançant qu’il n’y a pas eu plus de morts chez les jeunes durant cette période.
Comment a-t-il pu réaliser ce tour de magie? Les plus attentifs l’auront déjà remarqué. Dans sa lettre publique, il a procédé à une comparaison entre le printemps 2020 et l’hiver 2019-2020, au lieu de se focaliser sur une comparaison avec les printemps des années précédentes. Se basant – consciemment – sur un raisonnement tout à fait fallacieux, Ludvigsson a donc tenu à démontrer à tout prix qu’il avait eu raison de plaider pour une non-fermeture des écoles.
Ludvigsson ne le nie pas. Mis devant le fait accompli par Science, le pédiatre a expliqué avoir procédé à une comparaison avec l’hiver 2019-2020 ‘sur les conseils d’un examinateur du NEJM’, lors du traditionnel peer reviewing de son article. Quant au fait d’avoir mis tous les jeunes en-dessous de 16 ans au sein d’une même catégorie, il dit l’avoir fait ‘en raison des exigences de longueur du NEJM’.
Ludvigsson abandonne
Pour être complet, il convient de préciser que cette surmortalité chez les 7-16 ans au printemps 2020 n’est pas à lier immédiatement au Covid-19 et à l’ouverture des écoles. Ludvigsson a demandé à Tegnell s’il pouvait donner une explication à ce phénomène. Ce dernier lui a répondu qu’il était impossible de connaître immédiatement les causes de cette hausse de décès, pour des raisons éthiques. Ludvigsson a demandé ces données au Conseil national de la santé et du bien-être, mais il dit qu’elles ne ne sont pas encore disponibles.
D’après un autre épidémiologiste, Jonas Björk, il est possible que cette surmortalité soit le fruit du hasard. Pour lui, s’il y avait eu soudainement des décès chez des jeunes à cause du Covid-19, cela n’aurait pas échappé aux instituions sanitaires. Bien que très peu de jeunes aient été dépistés. ‘Cela doit bien sûr être exclu en examinant les causes de décès et les dossiers médicaux de manière plus détaillée’, estime-t-il.
Que cette surmortalité soit liée au coronavirus ou non, le petit manège de Ludviggson ‘jette l’opprobre’ sur ses recherches, estime la citoyenne ayant rendu le mail public. De leur côté, les experts dénoncent le fait que Ludvigsson ait mis l’accent sur la sévérité des symptômes des enfants plutôt que sur leur potentiel de transmission du virus. Selon eux, cela a nui (et nuit toujours) au débat sur l’ouverture des écoles dans les régions toujours en proie à de fortes vagues de coronavirus.
Notons enfin que Jonas Ludvigsson n’a pas contesté le contenu des mails, mais il s’en tient aux conclusions de l’étude. Il a toutefois affirmé que les nombreuses critiques et attaques personnelles dont il a fait l’objet l’ont poussé à mettre un terme à ses recherches sur le Covid-19.