Pendant des décennies, des experts ont averti que l’expansion de l’OTAN provoquerait une guerre avec la Russie

Il est indéniable que l’invasion russe de l’Ukraine est un acte barbare. Mais alors que les combats font rage en Ukraine, on ne peut pas non plus nier qu’il existe deux versions de la réalité qui sous-tendent le conflit. Le Kremlin estime que les préoccupations de la Russie en matière de sécurité sont réelles et que les Russes considèrent que l’expansion de l’OTAN vers l’est est dirigée contre leur pays. Laissons de côté pour l’instant la question de savoir si cet argument est valable ou non : ce qui est important, c’est que de nombreux experts ont averti depuis des décennies que cette perspective conduirait à beaucoup de tensions – et à la guerre.

L’opinion la plus répandue et la plus connue en Occident est que la Russie est et a toujours été un État expansionniste, et que son président actuel, Vladimir Poutine, incarne cette ambition russe essentielle : construire un nouvel empire. « Cela a toujours été une question d’agression, de désir d’empire de Poutine par tous les moyens nécessaires », a déclaré le président Joe Biden la semaine dernière.

L’opinion opposée fait valoir que les préoccupations de la Russie en matière de sécurité sont en fait réelles et que l’expansion de l’OTAN vers l’est est considérée par les Russes comme une attaque contre leur pays. Depuis des années, Poutine fait clairement savoir que si l’expansion se poursuit, les Russes ne le supporteront pas.

Le diplomate américain George F. Kennan, le père de la doctrine d’endiguement de la guerre froide, avait déjà mis en garde contre l’expansion de l’OTAN en 1998. L’actuel directeur de la CIA de Joe Biden, William J. Burns, met également en garde depuis 1995 contre l’effet provocateur de l’expansion de l’OTAN sur la Russie. À l’époque, Burns, qui travaillait alors à l’ambassade des États-Unis à Moscou, a signalé à Washington que « l’hostilité à l’égard de l’expansion de l’OTAN est presque universellement ressentie dans l’ensemble du spectre politique national. » Et c’était cinq ans avant que Poutine n’arrive au pouvoir.

L’OTAN d’hier n’est pas l’OTAN d’aujourd’hui – mais les Russes voient les choses un peu différemment

L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, ou OTAN, est une alliance militaire formée en 1949 par les États-Unis, le Canada et plusieurs pays européens pour contrôler l’URSS et la propagation du communisme. Aujourd’hui, l’Occident estime qu’il ne s’agit plus d’une alliance anti-russe, mais d’une sorte d’accord de sécurité collective visant à protéger ses membres contre les agressions extérieures et à promouvoir la médiation pacifique des conflits au sein de l’alliance. En d’autres termes, un alliance défensive.

L’OTAN a reconnu la souveraineté de tous les États et leur droit de s’allier avec n’importe quel État. Au fil du temps, elle a répondu aux demandes des démocraties européennes de rejoindre l’alliance. Les anciens membres du Pacte de Varsovie créé par l’Union soviétique, qui était une version soviétique de l’OTAN, ont également rejoint l’OTAN dans les années 1990, suivis par trois anciennes républiques soviétiques – l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie – en 2004.

Le point de vue occidental est que le Kremlin est censé comprendre et accepter que les activités de l’alliance, qui comprennent des jeux de guerre avec des chars américains dans les États baltes voisins et des missiles stationnés en Pologne et en Roumanie – qui, selon les États-Unis, visent l’Iran – ne constituent en aucun cas une menace pour la sécurité russe.

Mais le Kremlin pense autrement. Lorsque l’administration du président Bill Clinton a décidé d’accepter la Pologne, la Hongrie et la République tchèque à l’OTAN, Burns a écrit que cette décision était « au mieux prématurée et au pire inutilement provocatrice ». Il a poursuivi : « Cela va laisser une marque sur les relations de la Russie avec l’Occident qui sera ressentie pendant des décennies. »

« Les efforts déployés par les États-Unis pour étendre l’OTAN constituent une erreur politique de portée historique »

En juin 1997, 50 experts de premier plan en matière de politique étrangère ont signé une lettre ouverte à Clinton dans laquelle ils déclaraient : « Nous pensons que l’effort actuel des États-Unis pour étendre l’OTAN (…) est un échec politique de portée historique » qui « va perturber la stabilité européenne ».

En 2008, Burns, alors ambassadeur des États-Unis à Moscou, a écrit à la secrétaire d’État Condoleezza Rice : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus brillante de toutes les lignes rouges pour l’élite politique russe (et pas seulement pour Poutine). En plus de deux ans et demi de conversations avec des acteurs russes clés, des idiots des coins sombres du Kremlin aux libéraux les plus acerbes contre Poutine, je n’ai encore trouvé personne qui considère l’Ukraine dans l’OTAN comme autre chose qu’un défi direct aux intérêts russes. »

Les analystes qui suivent Poutine depuis des années disent que, dans sa politique étrangère, Poutine s’est généralement comporté comme un réaliste, qui fait le point, sans complaisance, sur la dynamique du pouvoir entre les États. Il recherche des alliés potentiels prêts à prendre en compte les intérêts de la Russie – il a récemment trouvé un tel allié en Chine – et est prêt à recourir à la force armée lorsqu’il pense que la Russie est menacée.

Mais parfois, il a également agi sur la base de ses préférences idéologiques, y compris ses histoires romancées de la Russie. Il a parfois agi de manière impulsive, comme lorsqu’il a capturé la Crimée en 2014. Cela a bien tourné pour lui. L’annexion de la Crimée après la révolution ukrainienne pro-démocratique Maidan en 2014 combinait deux choses: un besoin stratégique de tenir la base navale de la mer Noire à Sébastopol et une justification nationaliste pour ramener le berceau fantasmé du christianisme russe, en plus d’une conquête historique des tsars dans le giron de la mère patrie.

L’extension de l’OTAN à l’Est a-t-elle renforcé la sécurité des États européens ou les a-t-elle simplement rendus plus vulnérables ?

La décision désastreuse d’envahir l’Ukraine pourrait bien ne pas tourner à l’avantage de Poutine. Son sentiment d’insécurité de la Russie face à une OTAN beaucoup plus puissante est authentique. Mais dans l’impasse actuelle sur l’Ukraine, les récentes déclarations de Poutine sont devenues plus fébriles, voire paranoïaques. Habituellement rationaliste, Poutine semble aujourd’hui avoir perdu son sang-froid et se laisser guider par ses émotions.

Poutine connaît suffisamment l’Histoire pour reconnaître que la Russie ne s’est pas étendue au XXe siècle – elle a perdu des parties de la Pologne, de l’Ukraine, de la Finlande et de la Turquie orientale après la révolution de 1917 – à l’exception d’une brève période avant et après la Seconde Guerre mondiale, lorsque Staline a annexé les républiques baltes et des parties de la Finlande, et que des régions de la Pologne de l’entre-deux-guerres se sont unies à l’Ukraine soviétique.

Poutine a été (et est) sans aucun doute traumatisé par l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, la perte d’un tiers de l’ancien territoire et de la moitié de la population. En un instant, l’URSS a disparu et la Russie est devenue beaucoup plus faible et plus vulnérable face aux superpuissances rivales. De nombreux Russes sont d’accord avec Poutine et éprouvent du ressentiment et de l’humiliation, ainsi qu’une crainte pour l’avenir. Mais c’est pour cela qu’ils ne veulent pas la guerre, disent les sondeurs russes.

Le problème est que les dirigeants comme Poutine, qui se sentent acculés et ignorés, peuvent frapper. Poutine a déjà menacé de « conséquences militaires et politiques » si la Finlande et la Suède, actuellement neutres, tentaient de rejoindre l’OTAN. Et il est indéniable que, paradoxalement, l’OTAN a mis en danger les petits pays situés à la frontière de la Russie qui aspirent à rejoindre l’alliance. Comme, par exemple, la Géorgie l’a appris à ses dépens en 2008. Il est donc tout à fait pertinent de se demander si l’avancée de l’OTAN vers l’est a renforcé la sécurité des États européens ou les a au contraire rendus plus vulnérables.

À contrario, la guerre totale de Poutine en Ukraine semble avoir resserré les rangs des Ukrainiens, de l’UE et de l’OTAN, voire de les augmenter. Désormais, une majorité de Finlandais et de Suédois est favorable à se joindre à l’alliance atlantique.

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