Jeudi après-midi, quelques heures après avoir ordonné le début de l’invasion russe en Ukraine, Vladimir Poutine avait convié les hommes d’affaires les plus riches du pays. Simplement pour leur expliquer qu’il n’y avait « pas d’autre moyen » pour se défendre que de lancer ses forces en Ukraine. Pas un seul n’avait osé le contredire.
Dans la foulée, il était apparu que sur la seule journée de jeudi, les 22 Russes les plus riches avaient perdu au total 39 milliards de dollars. Depuis, face aux autres sanctions prononcées par les pays occidentaux à l’égard de la Russie et de ses oligarques, leurs fortunes respectives ont continué de fondre. Aujourd’hui, selon l’indice Bloomberg des milliardaires, ces mêmes personnes ont perdu 84 milliards depuis le début de l’année. Les pertes les plus lourdes sont à mettre à l’actif de Leonid Mikhelson (à la tête de Novolipetsk), qui a vu sa fortune fondre de plus de 10 milliards de dollars, pour atteindre 21,5 milliards.
Et certains commencent à sortir de leur silence. Vladimir Poutine n’est pas (encore ?) ciblé directement par les milliardaires russes, mais quelques-uns ont décidé de condamner ce qu’il se passe en Ukraine depuis la semaine dernière.
« Deux nations frères depuis des siècles »
Le premier des milliardaires russes à avoir pris la parole se nomme Mikhaïl Fridman. C’est en tout cas le premier dont des propos anti-guerre ont été rendus publics… bien qu’il ne s’agissait a priori pas de son intention.
Fondateur d’Alfa Bank, la plus grande banque privée de Russie, Fridman a écrit un courriel adressé aux employés de sa société de capital-investissement LetterOne. Celle-ci a ensuite dépassé les frontières de l’entreprise, via le Financial Times.
« Je ne fais pas de déclarations politiques, je suis un homme d’affaires qui a des responsabilités envers mes plusieurs milliers d’employés en Russie et en Ukraine. Je suis cependant convaincu que la guerre ne peut jamais être la réponse. Cette crise coûtera des vies et portera préjudice à deux nations qui sont frères depuis des centaines d’années », a-t-il écrit à ses employés.
Il faut dire que Fridman est originaire d’Ukraine, où il a vécu jusqu’à ses 17 ans. Ses parents vivent d’ailleurs toujours à Lviv, sa « ville préférée ». L’homme d’affaires a été personnellement ciblé par l’UE lundi: il a vu ses avoirs gelés et il a reçu une interdiction d’y voyager, rapporte Forbes.
Son partenaire commercial, Alexey Kuzmichev, a déclaré dans une interview à Forbes Russie qu’il était d’accord avec Fridman, mais a ajouté qu’il n’allait pas « faire de déclarations politiques ».
« Des innocents meurent chaque jour en Ukraine: impensable et inacceptable ! »
Parmi les autres milliardaires russes qui se sont opposés à la guerre, on retrouve Oleg Tinkov, fondateur de la Tinkoff Bank. « Des innocents meurent en Ukraine maintenant, chaque jour, c’est impensable et inacceptable ! Les États devraient consacrer de l’argent au traitement des personnes, à la recherche pour vaincre le cancer, et non à la guerre », a-t-il déclaré, lui qui suit actuellement un traitement contre le cancer.
Dmitry et Igor Bukhman, deux frères à l’origine du développeur de jeux vidéo Playrix, ont quant à eux souligné que la violence « ne peut jamais être la solution à un problème ». « Il est difficile de rester silencieux dans la situation actuelle, car ce qui se passe est une grande tragédie pour tout le monde, y compris pour notre entreprise. Il était même difficile de l’imaginer », ont écrit les frères Bukhman sur leur page Facebook.
Igor Rybakov, un milliardaire copropriétaire du producteur de toitures et d’isolants Technonicol, a déclaré sur sa chaîne YouTube comprendre que « le point de non-retour a été dépassé et que ce sera une grande histoire qui touchera la vie de millions de personnes ». « C’est triste », a-t-il déploré.
« Je n’ai absolument rien à voir avec les tensions géopolitiques actuelles »
Impossible de savoir si toutes ces déclarations sont sincères ou si elles visent simplement à provoquer un allégement des sanctions dont ces milliardaires sont victimes. Par exemple, Alexey Mordashov, à la tête du géant sidérurgique Severstal, a d’abord qualifié les combats de « tragédie de deux peuples frères » et dit qu’il était « terrible que des Ukrainiens et des Russes meurent, que les gens souffrent de privations, que l’économie s’effondre ». Avant d’ajouter qu’il n’avait « absolument rien à voir avec les tensions géopolitiques actuelles ». « Je ne comprends pas pourquoi des sanctions ont été imposées contre nous », a-t-il fustigé.
Qu’ils soient pris de résolutions pacifistes ou qu’ils craignent pour leur portefeuille – il s’agit d’ailleurs peut-être d’un mélange des deux -, de telles prises de position sont extrêmement rares en Russie. Surtout depuis l’envoi en prison en 2003 de celui qui était à l’époque l’homme le plus riche de Russie, Mikhaïl Khodorkovski, pour fraude et évasion fiscale. Allégations qu’il a toujours niées: il aurait surtout été emprisonné pour avoir soutenu des partis d’opposition à Poutine.
Notons toutefois que les déclarations des quelques milliardaires que nous venons d’énumérer restent marginales. La grande partie des oligarques russes continuent de se taire dans toutes les langues, malgré les sanctions. Mais nous ne sommes même pas encore une semaine après le début de la guerre.
Trois députés s’opposent à l’invasion
En parallèle de ces voix qui montent chez les milliardaires, d’autres s’élèvent à la Douma. Pourtant, là aussi, la dissidence à l’égard de Poutine est rare. Trois de ses membres – Vyacheslav Markhaev, Oleg Smolin, et Mikhail Matveyev – se sont prononcés contre l’invasion de l’Ukraine, selon le New York Times.
Ces trois députés ont voté en faveur d’une résolution reconnaissant Donetsk et Louhansk, les deux régions séparatistes de l’est de l’Ukraine, comme des États indépendants. Mais ils ont fait part de leur opposition à l’invasion de l’entièreté du pays.
Smolin s’est dit « choqué » par l’invasion et « convaincu que la force militaire ne devrait être utilisée en politique qu’en dernier recours ». Matveyev a dit avoir « voté pour la paix, pas pour la guerre ». « Pour que la Russie devienne un bouclier, afin que Donbass ne soit pas bombardé, et que Kiev non plus », a-t-il ajouté.
Les trois députés appartiennent au Parti communiste, qui s’oppose généralement au parti au pouvoir (Russie unie). Généralement, ses membres restent toutefois fidèles à Poutine. Cette prise de position contre l’invasion de l’Ukraine revêt donc une forte valeur symbolique.