Mercredi, le Senat argentin a voté pour légaliser certains avortements. Le fait que ce vote ait eu lieu dans la patrie du pape François et dans une région possédant les règles les plus restrictives contre l’avortement est considéré comme les analystes comme la preuve qu’un changement social est possible. Et ce même dans les pays les plus conservateurs. Et les défenseurs de droits des femmes espèrent maintenant que le reste de l’Amérique du Sud suivra.
Ce vote est considéré comme une énorme victoire non seulement pour les défenseurs du droit à l’avortement en Argentine, mais aussi dans toute l’Amérique latine. Dans ces pays, très catholiques, des groupes de défense font toujours campagne pour sortie l’avortement du code pénal.
Lorsque le président Alberto Fernández signera cette nouvelle loi, l’Argentine deviendra le plus grand pays d’Amérique du Sud à autoriser l’avortement sous certaines conditions. La procédure est actuellement légale à Cuba, en Uruguay, en Guyane et dans certaines régions du Mexique.
Des décennies en prison
Cuba, dirigé par le parti communiste pendant plus de 60 ans, a légalisé l’avortement dans les années 1960. La Guyane, une ancienne colonie britannique avec une importante population asiatique non chrétienne, a franchi le pas dans les années 1990. Et l’Uruguay, où 40% de la population ne déclare aucune appartenance religieuse, l’a fait en 2012.
L’Amérique latine est la seule région du monde où les grossesses de jeunes filles de moins de 14 ans continuent d’augmenter. Le nombre de décès suite à un avortement à risque est également le plus élevé au monde.
Sept pays de la région interdisent toujours l’avortement sans exception: le Honduras, le Nicaragua, El Salvador, la République dominicaine, Haïti, la Jamaïque et le Suriname. Les femmes reconnues coupables d’avortement peuvent y être condamnées à plusieurs dizaines d’années de prison. A cause de ces législations, l’Amérique latine est la seule région du monde où les grossesses de jeunes filles de moins de 14 ans continuent d’augmenter. Le nombre de décès suite à un avortement à risque est également le plus élevé au monde.
En Argentine, le vote pour légaliser l’avortement fait suite à des années de débats et de manifestations. La loi qui a été adoptée mercredi, autorisant les femmes à avorter jusqu’à 14 semaines de grossesse, était le 9e projet présenté au cours des 15 dernières années.
Une proposition similaire avait été adoptée par la Chambre des représentants en 2018, mais le Sénat l’avait rejetée. Cette fois, le projet a reçu le soutien du président Fernández, qui a remporté les élections l’année passée. Pour lui, il s’agit d’un problème de santé publique. Jusqu’à présent, l’avortement n’était autorisé qu’en cas de viol, d’inceste ou pour sauver la vie de la mère.
Alberto Fernández et Ni Una Menos
‘L’avortement sûr, légal et gratuit est la loi’, a tweeté Fernández après le vote du Sénat. ‘Le débat ne dit ni oui ni non à l’avortement’, avait-il déclaré en novembre. ‘Le dilemme que nous devons surmonter est de savoir si les avortements sont pratiqués clandestinement ou au sein du système de santé argentin.’
Le président argentin Alberto Fernández est l’un des dirigeants les plus social-libéraux d’Amérique latine. Son élection l’an dernier est l’un des événements majeurs d’Argentine. Il a fait campagne pour le droit à l’avortement, pour l’égalité des genres et pour les droits des homosexuels et des transgenres. Le mois dernier, il a légalisé la culture à domicile de la marijuana à des fins médicales.
Le droit à l’avortement était l’une de ses priorités, mais il n’est pas le seul porteur de ce projet. Un mouvement né en 2015 à la suite de féminicides – notamment d’adolescentes de 14 et 16 ans – a pris de l’ampleur au fil des ans. C’est devenu une véritable campagne nationale pour les droits des femmes appelée Ni Una Menos (‘pas une de moins’ en français). Rendre l’avortement légal est devenu le principal objectif politique, porté en grande partie par de jeunes militants, qui ont organisé des manifestations à plusieurs reprises.
Le rôle de l’Église
La laïcité croissante en Argentine et dans de nombreux autres pays, en particulier chez les jeunes, a également aidé. Historiquement, plus de 90% de la population d’Amérique latine sont catholiques. L’Église, fermement opposée à l’avortement, exerce donc une influence puissance non seulement sur les croyances religieuses, mais aussi sur les décisions politiques et sur les normes éthiques et sociales. Depuis les années 1970, l’emprise de l’Église ne cesse toutefois de s’affaiblir. En 2014, moins de 70% des Latino-Américains se disaient catholiques.
Les scandales d’abus sexuels qui ont bouleversé l’Église ont frappé l’Amérique du Sud tout aussi violemment que dans le reste du monde, affaiblissant ainsi l’autorité morale de cette institution millénaire.
Un nombre croisant de personnes s’identifiant encore comme catholiques est également allé de plus en plus à l’encontre des enseignements de l’Église.
Cependant, les protestants évangéliques, qui adoptent souvent une position plus conservatrice sur les questions sociales, sont en hausse et ont déjà converti environ 20% des Latino-Américains. Cela explique pourquoi les pays comptant le plus de protestants évangéliques a certaines des lois les plus strictes sur l’avortement.
Mais dans le même temps, le nombre de personnes sans appartenance religieuse avec des tendances libérales sur les questions sociales a également augmenté, bien que leurs rangs restent bien moins peuplés que ceux des évangéliques.
Le pape François, ancien archevêque de Buenos Aires qui continue d’avoir une grande influence dans son pays natal, a décrit l’avortement comme une question ‘d’éthique humaine’. ‘Est-il juste d’éliminer une vie humaine pour résoudre un problème?’, s’est-il demandé dans une lettre rendue publique le mois dernier.
‘Le changement social est possible’
L’adoption de ce projet de loi prouve que le changement social est possible, même dans un pays conservateur. ‘Ici, au Salvador, des femmes sont toujours en prison pour avoir interrompu leur grossesse, des adolescentes sont accusées d’avortement et inculpées devant les tribunaux’, a déclaré Morena Herrera, une militante de premier plan dans ce pays d’Amérique centrale. ‘La nécessité de changer la loi est urgente et ce qui s’est passé en Argentine nous donne plus de pouvoir, ce que nous faisons nous semble encore plus justifié, cela prouve que le changement social est possible.’
En 2015, l’Uruguay avait attiré l’attention internationale lorsqu’une fillette de 10 ans, violée par son beau-père, n’avait pas pu avorter, car sa vie n’était pas en danger. L’affaire avait incité le gouvernement à réfléchir sur la légalisation de l’avortement, mais cela ne s’est toujours pas produit à ce jour.
La Cour suprême du Mexique a rejeté une tentative de dépénalisation de l’avortement en juillet dernier. Le président Andrés Manuel López Obrador, pourtant considéré comme progressiste, s’est rarement exprimé sur la question en public. En 2019, il avait déclaré qu’il ‘n’avait pas envie d’ouvrir le débat sur l’avortement’.
La Cour constitutionnelle colombienne a eu l’opportunité en début d’année de dépénaliser l’avortement, mais a finalement décidé de maintenir les lois déjà en place. Au Chili, une législation similaire au projet de loi argentine a été présentée au parlement il y a deux ans, mais la question n’a toujours pas été votée.
En 2017, le gouvernement de gauche bolivien a dépénalisé l’avortement précoce pour ‘les étudiantes, les adolescentes et les jeunes filles’, mais a annulé ce changement quelques semaines plus tard.