C’est l’incompréhension quasi générale des médias américains. On ne parle pas ici de la presse conservatrice, qui a une aversion naturelle contre « crazy Nancy », mais du New York Times, du Washington Post ou encore de Bloomberg. La présidente de la Chambre des représentants s’est rendue à Taïwan contre l’avis de Biden, en dépit des menaces de Pékin, et dans un contexte international déjà hyper tendu.
Nancy Pelosi a réussi son coup. Elle est au centre de toute l’actualité internationale. En posant les pieds ce mardi à Taïwan, elle a été accueillie comme une reine par la majorité des 23 millions d’habitants de l’île et ses dirigeants. Son avion a été suivi en direct par plus de 700.000 personnes en simultané, saturant le site Flight Radar.
Il s’agit tout simplement de la visite la plus importante d’un haut gradé de la politique américaine en 25 ans, lorsque la Chine était encore un nain économique et militaire. Une visite purement symbolique. Qui a pour objectif de montrer le « soutien indéfectible des États-Unis à la démocratie taïwanaise », mais qui a surtout le don de mettre de l’huile sur le feu, dans un contexte international déjà hautement inflammable.
Se mettre à dos deux puissances nucléaires
Les columnists américains se déchainent. Thomas L. Friedman, éditorialiste au New York Times et triple lauréat du Prix Pulitzer, en fait partie. Il qualifie la visite de Pelosi à Taïwan « d’imprudente, dangereuse et irresponsable ».
« Il n’en ressortira rien de bon. Taïwan ne sera pas plus sûre ou plus prospère à la suite de cette visite purement symbolique, et beaucoup de mauvaises choses pourraient se produire. Parmi celles-ci, une réponse militaire chinoise qui pourrait plonger les États-Unis dans des conflits indirects avec deux puissances nucléaires en même temps, la Russie et la Chine. »
« Et si vous pensez que nos alliés européens – qui sont confrontés à une guerre existentielle avec la Russie au sujet de l’Ukraine – se joindront à nous en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan, déclenché par cette visite inutile, vous vous méprenez gravement sur le monde. »
Alors que le conflit entre la Russie et l’Ukraine est parti pour durer, se mettre à dos la Chine serait une bêtise diplomatique, selon l’éditorialiste. Car si la Chine est une alliée énergétique pour la Russie, elle n’a pour l’instant fourni aucune arme à Moscou, dans le cadre de l’invasion en Ukraine. Pourtant, la Russie aurait bien besoin des drones chinois, alors que ses troupes ont déjà subi d’importants dégâts.
« Cette guerre en Ukraine n’est pas terminée, n’est pas stable, n’est pas sans surprises dangereuses qui peuvent surgir n’importe quand. Pourtant, au milieu de tout cela, nous allons risquer un conflit avec la Chine au sujet de Taïwan, provoqué par une visite arbitraire et frivole de la présidente de la Chambre ? »
« C’est le b.a.-ba de la géopolitique : on ne court pas après une guerre sur deux fronts avec les deux autres superpuissances en même temps. »
Le malaise de l’administration Biden
Il règne un gros malaise à la Maison Blanche. Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, s’est entretenu avec son homologue chinois pour tenter de désamorcer la crise. Il a explicitement déclaré aux médias américains qu’il ne pensait pas que la visite de Pelosi était une bonne idée.
John Kirby, le porte-parole de la Maison Blanche, tente de calmer le jeu, expliquant que la visite de Pelosi est indépendante et qu’elle ne doit pas être interprétée comme un acte de provocation de la part des États-Unis ou de l’administration Biden. C’est bien entendu raté. La Chine multiplie les manœuvres militaires et allonge sa liste noire des produits taïwanais à boycotter.
Joe Biden n’a pas personnellement appelé Nancy Pelosi pour la dissuader, craignant d’être jugé trop mou contre la Chine à l’approche des midterms. « Le fait qu’un président démocrate ne puisse pas dissuader une présidente de la Chambre des représentants démocrate de s’engager dans une manœuvre diplomatique que l’ensemble de son équipe de sécurité nationale – du directeur de la CIA au président des chefs d’état-major – a jugée peu judicieuse est révélateur de notre dysfonctionnement politique », ajoute Friedman.
Pas le bon moment
Le Washington Post souligne une visite « inopportune » et « déraisonnable » et ne comprend pas l’attitude de la démocrate qui a un long passif avec la Chine: « Ce que nous ne comprenons pas, c’est sa persistance à manifester son soutien [à Taïwan] de cette manière à ce moment-là, malgré les avertissements – du président de son propre parti – que la situation géopolitique est déjà très instable. Même si Mme Pelosi, âgée de 82 ans, souhaite que son mandat de présidente du Parlement soit le dernier événement – avant qu’une probable victoire du GOP en novembre n’y mette fin – se rendre à Taïwan maintenant que le président chinois Xi Jinping prépare son troisième mandat. C’était déraisonnable. »
En effet, outre le conflit en Ukraine, le moment est mal choisi, car Xi Jinping est face à son destin cet automne, lors du 20e congrès du parti communiste. Il tentera de se reconduire après deux mandats, ce qui est tout à fait neuf en Chine. Le président chinois a même dû modifier la constitution pour cela. Le leader chinois a toujours indiqué que la réunification entre la Chine et Taïwan était une tâche historique pour son pays. Or la visite de Pelosi détourne l’attention des récents échecs politiques de Xi Jinping en matière de politique Covid, de crise immobilière et tout récemment de crise bancaire.
« Les États-Unis ne doivent jamais sacrifier leurs principes ni céder aux menaces chinoises. Raison de plus pour préparer soigneusement où et quand affronter la Chine. Maintenant, à cause de Mme Pelosi, l’administration Biden est contrainte de réagir et d’improviser », ajoute le Washington Post.
Zone grise
Du côté de Bloomberg, enfin, on se tourne vers le futur et on estime que la visite de Pelosi à Taïwan « n’est que le début des maux de tête américains ». Si le média juge peu probable une confrontation entre la Chine et Taïwan de type débarquement – « les coûts et les risques d’échec sont tout simplement trop élevés pour la Chine » à moyen terme – les États-Unis doivent s’attendre à une série d’actions dans la « zone grise ».
Des opérations militaires et économiques visant à isoler Taïwan: « Si Taïwan est perçue comme un lieu de plus en plus dangereux pour le commerce, les pays et les entreprises étrangers chercheront des alternatives. »
Le problème qui se pose alors pour les États-Unis est de savoir comment y répondre. Techniquement, ces opérations ne constituent pas un acte de guerre exigeant une réponse américaine. En outre, elles remettent en cause la tactique des États-Unis visant uniquement à armer l’Île pour se défendre. Car il existe bien d’autres moyens de nuire à Taïwan.
« Bien sûr », ajoute Friedman pour le New York Times, « il y a un argument selon lequel Biden devrait simplement appeler et tenter un coup de bluff sur Xi, pour soutenir Pelosi jusqu’au bout et dire à Xi que s’il menace Taïwan de quelque manière que ce soit, c’est la Chine qui sera brûlée. Ça pourrait marcher. On pourrait même se sentir bien pendant une journée. Cela pourrait aussi déclencher la troisième guerre mondiale. »