Pourquoi la nouvelle guerre des employeurs contre le télétravail repose sur des croyances parfois très bancales

Dans le monde entier, les télétravailleurs sont rappelés massivement au bureau. Les employeurs contre le télétravail sortent du tiroir des études soulignant les effets pervers du travail à domicile pour appuyer leurs dires. Des études qui reposent bien souvent sur… du vent.

Pourquoi est-ce important ?

"Vous n'aviez quand même pas cru que vous bosseriez de chez vous toute votre vie ?" semble être le message des managers aux employés un peu partout dans le monde. Après leur avoir fait croire depuis plus de deux ans à un véritable changement durable des pratiques de travail, pour un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et une meilleure productivité. Aujourd'hui, tous ces arguments sont mis sous le tapis. Et tant pis si vous y avez vraiment cru, et avez même décidé de déménager loin de votre bureau entretemps...

Dans l’actu : De pratique encensée par tous, le télétravail est définitivement mort et enterré.

  • Amazon a massivement rappelé les employés au bureau, menaçant de licencier les rebelles qui resteraient à la maison.
  • Même son de cloche chez des géants comme Twitter, où le travail à domicile est désormais complètement interdit. Musk hait le télétravail, il l’a encore fait savoir récemment. Pour lui, les télétravailleurs sont « détachés de la réalité ».
  • Idem pour les entreprises internationales Nike, Roblox, Oracle ou Geico. De nombreux CEO et managers à travers le monde mettent fin ou réduisent drastiquement le télétravail, évoquant le « vivre-ensemble » et la « culture d’entreprises » pour justifier ces décisions.

Des études qui disent tout et leur contraire

Zoom arrière : Au plus fort de la pandémie, on nous sortait à tour de bras des études vouant les mérites du télétravail pour le bien-être et la productivité. Désormais, c’est tout l’inverse. Selon certains spécialistes, le télétravail augmenterait en réalité le niveau de stress et réduirait la productivité. D’autres soulignent des problèmes de dos et des conséquences pour la vue. Sauf que ces études sont parfois très bancales, et les conclusions erronées.

  • Une étude de l’Organisation mondiale de la Santé pointe par exemple que le télétravail favorise la formation de caillots sanguins. Sauf que c’est l’inactivité qui est ici en cause, et pas le télétravail en soi. Il suffit de se bouger un peu, d’inclure dans sa routine des moments pour marcher et s’étirer. Et hop, cette conséquence malvenue n’est qu’un mauvais souvenir.
  • La plus grosse supercherie repose sans doute sur l’étude la plus souvent évoquée pour critiquer le télétravail. Cette étude a été menée par le très réputé Bureau national de recherche économique des États-Unis, mais plusieurs points posent question.
    • Le sujet de l’étude, tout d’abord : des travailleurs débutants dans une petite entreprise de saisie de données en… Inde.
      • Un contexte professionnel bien éloigné des États-Unis et de l’Europe.
      • Notons que ces travailleurs ont été spécifiquement recrutés pour cette étude. Ils ne sont donc pas non plus très représentatifs du marché actuel en Inde.
    • L’objet de l’étude, ensuite : les chercheurs ont observé la capacité à saisir des données dans un ordinateur, que ce soit à domicile ou au bureau.
      • Pour mesurer leur productivité, ils ont calculé le nombre d’entrées correctes effectuées en une minute dans un document.
      • Une tâche quand même très particulière (et incroyablement monotone, sans vouloir froisser personne) qui n’est pas très représentative de la société occidentale.
    • Leur conclusion, enfin : les travailleurs en télétravail seraient 18% moins productifs que les personnes au bureau pour encoder des données.
      • Vu qu’il s’agit de débutants, on peut imaginer qu’ils avaient besoin d’indications pour bien comprendre et exécuter leur travail (plutôt manuel qu’intellectuel, soulignons-le).
      • Il est donc logique que les travailleurs présents sur place, à qui on peut montrer directement comme faire leur tâche, soient un peu plus productifs.
      • Relevons aussi que la « baisse de productivité » se rapporte en fait à la vitesse à laquelle des personnes sont capables de transcrire des chiffres dans un document. Pas très parlant.
      • De là à appliquer les conclusions de cette étude à la plupart des entreprises dans le monde, quels que soient leur secteur et leur taille… Il y a un pas que toute personne censée ne devrait pas franchir.

« Aucune donnée sur la baisse de productivité »

Il y a plus : Business Insider mentionne une autre étude de ce type, largement relayée par les médias et les employeurs contre le télétravail.

  • Celle-ci porte sur 10.000 employés d’une firme asiatique de services informatiques.
  • Elle souligne une baisse de productivité de 8 à 19% lors du passage du bureau au télétravail.
  • La performance était mesurée par rapport à des objectifs semestriels sur des indicateurs clés, dont la composition précise reste floue et soumise à l’interprétation des managers.
  • L’étude relevait aussi que le suivi des heures de travail se faisait via un logiciel de surveillance des employés.
    • Un outil controversé qui soulève des questions quant à son efficacité et qui pourrait altérer la fiabilité de ces constatations sur la productivité.

Le média note aussi que nombreuses de ces études se basent sur des call-centers. Autrement dit, des environnements extrêmement contrôlés où les abus de travail sont monnaies courantes. Loin des managers toxiques au bureau, les mesures subjectives de la productivité peuvent parfois perdre leur sens.

En résumé : « Ces études sont relativement inutiles lorsqu’il s’agit d’évaluer les stratégies de retour au pouvoir de la plupart des entreprises, mais cela convient très bien à l’élite managériale », écrit Business Insider.

  • Preuve en est : interrogé en août à ce sujet, Mike Hopkins, vice-président senior de Prime Video et d’Amazon Studios, a admis n’avoir « aucune donnée d’une manière ou d’une autre » quant à savoir si le travail obligatoire au bureau rendait les gens plus productifs. Et pourtant, son entreprise n’hésite pas à licencier les employés qui ne se plient pas à la règle du retour au bureau à tout prix.
  • Car là réside tout le problème : les travailleurs ont pris (trop) goût au boulot à domicile. Les Européens et les Latino-Américains souhaitent respectivement un tiers et la moitié de la semaine pour pouvoir travailler à domicile, selon une enquête de WFH Research. Les employeurs contre le télétravail doivent à tout prix trouver des prétextes pour les convaincre. Tant pis si ce sont des études un peu fumeuses…
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