Les Russes remorquent le “Tchernobyl flottant” au pôle Nord

En Russie, on se prépare à remorquer la centrale nucléaire flottante Akademik Lomonosov du port russe de Mourmansk jusqu’à sa destination finale à l’extrême est du pays, Pevek, située à 5000 km de distance. La plate-forme traversera donc l’Arctique pour devenir la centrale nucléaire en activité la plus septantrionale du monde.

Pevek est une ville portuaire d’environ 5000 habitants située dans la région de la Tchoukotka, dans l’extrême-Orient russe. C’est le port le plus important de Sibérie Orientale, distant de 350 km du cercle arctique, et proche de l’Alaska. L’Akademik Lomonosov, construit par le chantier naval russe Baltijskiy Zavod, y produira de l’énergie pour alimenter les localités et les entreprises d’extraction d’hydrocarbures et de pierres précieuses de la région.

Un projet crucial pour les ambitions russes

Près de deux millions de Russes résident près du cercle arctique, dans des régions comparables à celle de Pevek, qui ne peuvent être atteintes que par avion ou par bateau, et encore… uniquement lorsque la météo le permet. Or, ces régions sont cruciales pour la Russie, parce qu’elles sont à l’origine de pas moins de 20 % du PIB du pays.

En outre, le gouvernement russe leur assigne un rôle essentiel dans ses projets : elles permettront d’exploiter les réserves intactes en pétrole et en gaz de l’Arctique. Ainsi, elles compenseront le déclin des gisements sibériens.

Il aura fallu 10 ans pour bâtir cette centrale, posée sur une barge de 144 m de long et de 30 m de large, et vouée à fonctionner pendant 40 ans. Vingt fois moins puissante qu’une centrale nucléaire terrestre, elle est dotée de 2 réacteurs KLT-40 de 35 MW, dotés d’une autonomie de 3 à 5 ans, et semblables à ceux qui équipent les brises-glaces.

Ce type de centrales nucléaires flottantes pourrait en effet permettre d’alimenter en électricité des régions isolées sans que cela nécessite un engagement de long terme, ou les investissements colossaux requis par les centrales nucléaires classiques.

« Titanic nucléaire », ou « Tchernobyl sur glace »

Cependant, les groupes environnementaux mettent en garde contre les dangers de l’énergie nucléaire. Greenpeace se montre particulièrement critique, et parle d’un  « Titanic nucléaire », ou encore d’un « Tchernobyl sur glace », non seulement en raison des questions de sécurité posées par le réacteur nucléaire flottant, mais aussi par son impact sur l’écosystème fragile de la région arctique. La centrale flottante ne dispose pas d’enceinte de confinement, et selon Greenpeace, aucune évaluation adaptée des risques n’a été réalisée. Les côtes escarpées, les icebergs, et les tempêtes épouvantables qui surviennent dans cette région sont autant de sources d’inquiétude.

La Russie détient aussi un triste palmarès en matière d’accidents nucléaires avec Tchernobyl, et le sous-marin Koursk, notamment. L’ONG rappelle que 29 personnes ont déjà été tuées dans des accidents liés à des centrales nucléaires comparables installées sur des navires de guerre ou des brise-glaces.

Mais l’entreprise publique russe du secteur nucléaire Rosatom, conceptrice de l’Akademik Lomonosov, rejette ces critiques, et rappelle que les réacteurs de celle-ci fonctionnent totalement différemment de ceux de Tchernobyl. En outre, elle affirme que les eaux glaciales de l’océan Arctique assureront un refroidissement constant.

Le concept d’une centrale nucléaire flottante n’est pas nouveau. Dans les années 1960, l’armée américaine avait installé un petit réacteur nucléaire sur un navire basé dans le canal de Panama. De même, la société énergétique américaine Public Service Enterprise Group (PSEG) avait également envisagé de baser une centrale nucléaire flottante au large des côtes du New Jersey. Mais les protestations de la population locales ont contrarié ses projets.

Bientôt d’autres « Tchernobyl flottants » dans le monde ?

Comme partout ailleurs, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl a refroidi les ambitions russes en matière de nucléaire. De nombreux projets de centrales ont été gelés, y compris lorsqu’il s’agissait d’installations très différentes et bien plus modestes que celles de la tragiquement célèbre centrale ukrainienne. Cette dernière atteignait une production de 4 000 mégawatts ; par contraste, la capacité de l’Akademik Lomonosov, qui ne dispose « que » de deux réacteurs, ne dépasse pas 70 mégawatts. « Nos citoyens, surtout s’ils ne sont pas très éduqués au plan technique, ne comprennent pas vraiment l’énergie nucléaire, et le fait que ces centrales sont construites différemment. Il est donc presque impossible de leur expliquer cela », déplore Vladimir Iriminku, ingénieur en chef pour la protection de l’environnement de la centrale flottante.

Une centrale nucléaire flottante présente l’avantage d’être mobile, ce qui implique qu’on peut la remorquer là où les besoins en énergie sont les plus importants. Mais les détracteurs du projets pointent les risques accrus en matière d’organisation des procédures de sécurité, notamment pour le retrait du combustible nucléaire, et les opérations de sauvetage en cas de catastrophe.

Toutefois, les ingénieurs du projet rétorquent qu’ils ont appris les leçons de Fukushima. « Les amarres de cette plate-forme ne pourront pas être arrachées, même avec un tsunami de magnitude maximale, et nous avons même prévu qu’au cas où elle dériverait à l’intérieur des terres, un système de secours permettra de refroidir le réacteur pendant 24 heures, même si l’électricité est coupée », explique Dmitry Alekseenko, directeur adjoint de l’Akademik Lomonosov.

Enfn, d’autres critiques soulignent le coût de revient de la centrale nucléaire flottante, qui s’éleverait à environ 450 millions de dollars. Selon eux, il ne serait possible de la rentabiliser qu’avec une production en série. A cet égard, Rosatom indique qu’elle a présenté la centrale flottante à un certain nombre de clients potentiels en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Pour le moment, aucun accord concret ne serait en vue.

Plus