Contre toutes les règles de bonne gouvernance : des experts du cabinet De Sutter ont été payés par Bpost pendant des années alors qu’ils géraient les dossiers de la société postale. Une « grave erreur politique », fulmine l’opposition

Deux experts du cabinet de la vice-première ministre et ministre des Entreprises publiques Petra De Sutter (Groen) ont tout simplement fait partie du personnel de Bpost durant près de trois ans. Et ce, alors que l’État est un client important de l’entreprise postale, et qu’il doit négocier toutes sortes de contrats à plusieurs centaines de millions d’euros. Le système de « détachement » d’experts des administrations vers les cabinets n’est pas nouveau et concerne aussi les employés de la société cotée en bourse Bpost. De Tijd a révélé ce matin leur présence au cabinet de De Sutter, qui a immédiatement réagi : « Nous avons déjà dit en interne il y a trois mois que cela ne pouvait plus se faire, et nous y avons mis fin », a-t-elle déclaré. Dans la foulée, deux autres membres du personnel ont été licenciés afin de libérer du budget. En outre, De Sutter souhaite à présent mettre en place une administration pour mieux contrôler les activités de Bpost. Mais il n’est pas certain que cette explication suffise à l’opposition. « C’est une grave erreur : on ne peut pas être salarié d’une entreprise extérieure que l’on doit en même temps contrôler », a répondu le député Michael Freilich (N-VA). L’opposition souhaite interroger d’urgence la ministre à la Chambre.

Dans l’actualité : Deux experts du cabinet de la ministre des Entreprises publiques Petra De Sutter (Groen) ont été salariés de Bpost pendant près de trois ans pour négocier le contrat de gestion entre l’État et l’entreprise postale cotée en bourse.

Les détails : De Sutter balaie les critiques du revers de la main, mais le timing et surtout les apparences de conflit d’intérêts sont extrêmement regrettables, alors que Bpost est elle-même au cœur d’un scandale. La facture se chiffre en centaines de millions d’euros, pour le contribuable.

  • Au début de Vivaldi, deux employés ont été détachés de Bpost au cabinet De Sutter. Cette technique, le « détachement », est assez courante pour apporter l’expertise du terrain au cabinet : il s’agit très souvent de fonctionnaires des services publics fédéraux (SPF), qui conservent leur salaire et leur statut, mais vont travailler pour un cabinet en tant que conseillers pendant plusieurs années. L’administration paie le salaire, le cabinet une « prime de cabinet », telle est généralement la situation : toutefois, juridiquement, il y a très peu de réglementation à ce sujet, uniquement par le biais d’un arrêté royal de 1999.
  • En soi, il n’y a rien de nouveau à ce que des personnes débarquent au sein d’un cabinet en provenance d’entreprises publiques : le précédent ministre de Bpost, Alexander De Croo (Open Vld), travaillait également avec des conseillers qui venaient directement de Bpost et qui y repartaient, après être passés par le cabinet libéral. Cette situation a d’ailleurs déjà fait l’objet de vives critiques de la part du Parlement : les détachés travaillent-ils réellement pour l’État ou pour l’entreprise cotée en bourse ?
  • Plus douloureux, et politiquement beaucoup plus difficile pour De Sutter : les deux experts de Bpost qui ont travaillé sur le dossier de l’entreprise postale depuis le cabinet sont restés sur le payroll de l’entreprise externe.
  • C’est délicat pour De Sutter, mais aussi pour Bpost : après tout, ce ne sont pas des fonctionnaires. Comment Bpost a-t-elle donc justifié ces coûts et, surtout, a-t-elle continué à payer des primes ? Car les experts d’un tel niveau reçoivent invariablement une « prime de groupe » dans leur package salarial au sein de Bpost, mais aussi souvent des primes plus individuelles, par exemple pour remporter des contrats cruciaux. La structure de rémunération que les deux experts avaient et ont encore chez Bpost n’est pas claire.
  • En outre, il n’est pas évident de comprendre pourquoi le cabinet ne s’est pas occupé lui-même des salaires dès le début. Il se murmure dans le camp de l’ancien CEO Dirk Tirez que c’est le cabinet de De Sutter qui a insisté sur ce point, mais aucun document n’a pu être trouvé à ce sujet.

La défense de De Sutter : « Nous avons déjà décidé il y a trois mois de mettre fin à tout cela ».

  • Le fait que l’information sorte maintenant a tout à voir avec l’agitation autour de Bpost et des contrats publics, par lesquels des fraudes ont été commises. « Le cloaque s’ouvre », a déclaré De Sutter dans De Standaard ce week-end. Mais ce faisant, il est clair que les anciens dirigeants de Bpost ne vont pas non plus disparaître dans la nature d’un seul coup.
  • Et voilà que l’on accuse l’écologiste d’avoir elle-même demandé que la rémunération de ces deux employés soit payée à Bpost : « Je ne me souviens pas que cela se soit produit à notre demande », a-t-elle d’abord répondu avec beaucoup de prudence sur Radio 1. On veut absolument éviter les erreurs à la Sarah Schlitz (Ecolo) dans le clan De Sutter.
  • Entre-temps, nous avons pu mettre la main sur des courriers internes échangés entre Dirk Tirez, alors chef de Bpost, et le cabinet de De Sutter, à partir de 2020. Il en ressort clairement que le cabinet a demandé « comment fonctionnerait le détachement ». « Les employés continueront-ils à être rémunérés par Bpost et nous nous contenterons de leur fournir une indemnité de cabinet et une indemnité de déplacement ? Ou est-ce que ce sera différent ? », a demandé le secrétaire du cabinet. « Les employés de Bpost restent des employés de Bpost. Bpost paie toutes les rémunérations (salaire, avantages, assurance, voiture, bonus). Par contre, l’indemnité de cabinet est payée par le Cabinet », a répondu Tirez lui-même le 15 octobre 2020. Le cabinet n’a donc à aucun moment insisté pour prendre en charge les frais de Bpost.
  • Mais près de trois ans plus tard, la question reste d’actualité. Car au printemps, à la suite de l’audit sur le contrat de distribution de journaux, Bpost a entamé une sorte de « grand nettoyage » : tous les contrats et toutes les relations avec le gouvernement ont été passés au crible. Cela a également révélé, il y a trois mois maintenant, ce détachement. C’est Bpost qui a demandé de mettre fin à cette situation.
  • De Sutter a fait volte-face sur Radio 1 : « Nous avons décidé de mettre fin à cette pratique. Il y a déjà trois mois, nous avons dit en interne : nous allons y mettre fin. À partir du 1er juin, ces personnes seront payées par nous, j’ai dû licencier deux personnes pour cela. »
  • Ce faisant, elle a souligné que « ces deux personnes travaillaient dans le cadre de l’accord de gestion générale avec Bpost, et non dans le cadre de contrats illégaux ». Il s’agit de deux personnes titulaires d’une carte de parti de Groen. « Ils ont été mis à contribution en tant qu’experts techniques ; j’ose dire qu’il n’y a pas eu de conflit d’intérêts. J’en mets ma main au feu. Nous avons convenu d’un code de déontologie au préalable ».
  • La vice-première ministre insiste : « Je comprends la perception d’un conflit d’intérêts. C’est pourquoi nous y avons mis fin. » L’absence de communication de la part de De Sutter, au cours de ces trois mois, sur cette « correction » du paiement des salaires, est qualifiée de « malheureuse ». « Mais il y a des traces écrites : il y a des réunions et des emails, c’était vraiment en préparation depuis un certain temps. »

Attaque de l’opposition : « Une grave erreur politique ».

  • Avec les deux employés payés par Bpost, De Sutter est désormais sous les feux de la rampe. La question de la responsabilité politique dans tout ce scandale circule depuis des jours : au sein de la Vivaldi, on s’est déjà empressé de passer la patate chaude à la ministre des Entreprises publiques. Car les dégâts pèsent lourd : la facture de Bpost menace de se chiffrer en centaines de millions. Et il n’y a toujours pas de nouveau CEO sur ce navire sans gouvernail.
  • L’opposition a déjà tenu des propos très durs à l’égard de De Sutter. « On ne peut pas être à la fois juge et partie », affirme Michael Freilich, qui s’est attaqué à Bpost pour le compte de la N-VA. « Cela explique pourquoi le travail parlementaire sur ce dossier a été si difficile. Chaque fois que nous rencontrions quelque chose et que nous demandions plus d’informations par le biais de questions au cabinet, c’était habilement dissimulé ou on nous mettait sur une fausse piste. Maintenant, je sais pourquoi, c’est de la vindicte ».
  • « La renégociation du 7e contrat de gestion a rapporté à Bpost beaucoup plus que prévu, et il convient désormais d’examiner si cela est dû aux actions de ces deux employés. Un autre élément important est la nouvelle loi postale, qui impose de nouvelles obligations aux transporteurs de colis. Cette loi semble également taillée sur mesure pour Bpost : le travail de ces deux employés aussi », affirme Freilich. Il demande une réunion d’urgence à la Chambre avec De Sutter la semaine prochaine.
  • De son côté, Georges-Louis Bouchez, président du MR et toujours prompt à se faire du Vert, demande de la clarté et élargit le débat : « Il existe aujourd’hui de trop nombreuses informations inacceptables. Cela démontre une nouvelle fois que l’Etat est un mauvais actionnaire ! Le MR veut une véritable stratégie industrielle dans nos participations. »

Le tableau d’ensemble : L’affaire est révélée au moment même où l’on s’inquiète d’une éventuelle manipulation des prix par Bpost dans le cadre de contrats avec les pouvoirs publics. Il s’agit d’une nouvelle illustration des liens (trop) étroits entre Bpost et l’État belge.

  • L’Etat, par le biais du holding d’investissement FPIM, est l’actionnaire majoritaire de Bpost et reçoit donc des dividendes de l’entreprise. En ce sens, la destruction de valeur pour les contribuables au cours des dernières années est choquante : le cours de l’action de Bpost s’est quasiment évaporé.
  • Dans le même temps, le gouvernement est le principal législateur et régulateur, par l’intermédiaire du ministre des Entreprises publiques et du chien de garde qu’est l’IBPT. Il réglemente et contrôle.
  • En outre, l’État belge est un client important de Bpost par le biais des services d’intérêt économique général, y compris la distribution de journaux et de magazines. Ces pouvoirs sont d’ailleurs dispersés entre plusieurs ministres : entre autres Pierre-Yves Dermagne (PS), pour les journaux, mais aussi Vincent Van Quickenborne (Open Vld), pour la perception des amendes ou Vincent van Peteghem (cd&v), pour les comptes de l’Etat. Au total, cinq ministres Vivaldi sont concernés. Et c’est précisément dans le cadre de ces contrats que des fraudes ont été commises.
  • Enfin, Bpost est aussi un gros employeur. Il ne fait aucun doute que toute réduction importante du personnel entraînerait des protestations politiques, en particulier de la part de la gauche francophone.
  • Selon la casquette que porte l’État, d’autres intérêts prennent parfois le dessus au sein du gouvernement. Il peut aussi y avoir des « poches », où une main de l’État récupère une partie de ce que l’autre paie. Tout cela ne favorise pas la transparence autour de la société cotée en bourse.
  • Le commentaire de l’opposition : « Les gens continuent à ne pas comprendre le problème fondamental, en particulier le fait que Bpost ne peut pas être à la fois une entreprise autonome et publique et être cotée en bourse », a appuyé Freilich.

La question : est de savoir si les autorités publiques sont la solution.

  • Ce matin, le plaidoyer de De Sutter en faveur d’un renforcement du gouvernement, au niveau des fonctionnaires, est frappant : « Lorsque nous avons commencé avec les entreprises publiques, nous avons dû constater qu’il n’y avait pas d’administration pour assurer le suivi. »
  • « Vous voyez où cela nous mène : il n’y a pas d’administration pour assurer le suivi de Bpost au sein du gouvernement », a affirmé De Sutter qui, au sein de la Vivaldi, souhaite maintenant travailler à la mise en place d’une cellule chargée spécifiquement du suivi de Bpost. « Nous sommes actuellement trop faibles en tant que gouvernement. Nous devons mieux nous organiser, être plus résistants, avec des fonctionnaires indépendants qui peuvent analyser avec expertise une société comme Bpost », a-t-elle déclaré à Business AM.
  • L’écologiste a annoncé au sein du gouvernement fédéral « qu’elle souhaitait par conséquent disposer de sa propre administration ». « Une cellule ‘poste’ au sein du SPF Economie, tout comme il existe déjà une cellule télécom. »
  • Il n’est pas certain que les partenaires gouvernementaux soient d’accord avec cette idée. Du côté des libéraux, on n’attend sans doute pas un tel scénario « retour vers le futur : un ministère de la Poste ? », commente-t-on ironiquement.
Plus