Quelles conséquences militaires et politiques après l’attaque contre le pont de Crimée ?

Pourquoi est-ce important ?
Ce samedi vers 5h du matin, le pont de Crimée, le plus long d'Europe avec ses 18 km de long, a été frappé d'une explosion, vraisemblablement victime d'une attaque ukrainienne. C'est un coup très dur pour Moscou, pour qui ce pont qui relie la Russie continentale à la péninsule de Crimée était tout un symbole.Un lien concret mis à bas
« À différentes époques historiques, même sous les prêtres tsars, les gens rêvaient de construire ce pont. Puis ils sont revenus à cette idée dans les années 30, 40 et 50. Et finalement, grâce à votre travail et à votre talent, le miracle s’est produit » : voici comment Vladimir Poutine a inauguré le pont de Crimée en 2018. En ancrant la péninsule de Crimée, annexée en 2014, au sud de la Russie continentale à la fois par la route et par le train depuis 2019, cet ouvrage représentait à la fois un chantier titanesque comme la Russie n’en connaissait plus depuis longtemps, qu’un lien concret qui pérennisait la présence russe et rapprochait de nombreux Russes des plages de la péninsule.

Les images de ce pont en flammes sont donc tout aussi symboliques. Le président russe qualifie cet acte de « terroriste ». Il accuse les services secrets ukrainiens d’être à l’origine de cette explosion qui a eu lieu au passage d’un camion piégé sur cet ouvrage qui enjambe le détroit de Kertch. Les causes de l’explosion, qui a fait s’effondrer une partie du tablier routier et bouté le feu à un train de passage sur la voie ferroviaire, restent toutefois à confirmer. Mais il est difficile de ne pas y voir la main de Kiev, que ce soit via un missile ou un de ces navires-drones piégés que les Ukrainiens semblent avoir déployés.
Cordon ombilical rompu pour l’armée russe
Le pont n’est pas entièrement hors d’usage toutefois, et le trafic routier a pu au moins partiellement reprendre dimanche. Mais cela reste un coup très dur porté à la logistique de l’armée russe en difficulté en Ukraine, alors que la logistique s’est révélée être son point faible. En retraite partout, elle a besoin de renforts. Si ceux-ci n’arrivent plus, la stabilisation du front s’avère encore moins probable. Les voies alternatives pour les acheminer, via l’est de l’Ukraine, sont particulièrement vulnérables à l’artillerie et aux raids ukrainiens.
Faire de la Crimée une île
Pour que la Crimée reste russe, il faut que les Russes puissent s’y rendre, mais aussi y vivre. Or la péninsule est fortement dépendante du continent pour certains biens de première nécessité, dont l’eau potable, pour alimenter ses cultures entre autres. Moscou avait d’ailleurs fait grand cas de l’ouverture d’un canal asséché par les Ukrainiens en 2014 : un geste visant à pérenniser l’annexion aux yeux de la population. Mais depuis août dernier et la fuite massive des vacanciers russes – via le pont de Kertch – après les attaques contre l’aérodrome de Saky, les Russes ne se sentent plus en Crimée. Le grignotage de la poche de Kherson par les Ukrainiens rend probable de nouvelles coupures de l’approvisionnement en eau, et la preuve par l’exemple que le pont est vulnérable ne rendra pas ce territoire annexé plus confortable pour les occupants. Il existe d’autres moyens d’approvisionner la Crimée, notamment ses ports, mais sont-ils encore sûrs ? Après l’attaque de samedi, la question se pose.
Fait significatif : le dirigeant de la péninsule, Sergueï Aksionov, s’est efforcé de rassurer en affirmant que la Crimée disposait de réserves de carburant pour un mois et de nourriture pour deux mois, rapporte Le Monde. Selon un responsable de l’occupation russe dans la région ukrainienne de Kherson, voisine de la Crimée, Kirill Stremooussov, les réparations pourraient prendre deux mois. Des plongeurs travailleraient déjà sur les piles du pont afin d’estimer les dégâts.
Enrager le Kremlin
Gravement endommager une fierté de la Russie le lendemain des 70 ans de son président, c’est un symbole que les Ukrainiens ont bien perçu. Le gouvernement russe avait d’ailleurs décrété que toute attaque contre le pont entrainerait une déclaration de guerre, rappelle The Guardian. En avril, Dmitri Medvedev, ancien président et Premier ministre russe, et actuellement vice-président du Conseil de sécurité de la Russie, avait lâché: « L’un des généraux ukrainiens a parlé de la nécessité de frapper le pont de Crimée. J’espère qu’il comprend ce que sera la cible des représailles. »
Le geste des Ukrainiens est aussi à comprendre dans le sens « Qu’allez-vous faire maintenant ? » Avec une population très rétive à la mobilisation « partielle » décrétée le mois dernier, déclarer officiellement « la guerre » à l’Ukraine ne serait pas forcément un bon signe, pour le Kremlin. C’est mettre Moscou face à sa propre rhétorique de surenchère, de plus en plus marquée alors que les options s’amenuisent sur le terrain, que l’économie souffre, et que la population est inquiète.
Une réponse au Nobel ?
Mais c’est aussi, au propre comme au figuré, couper les ponts avec un pays auquel l’Ukraine ne veut plus être associée. L’attaque contre le pont de Crimée est aussi un peu une réponse à l’attribution du prix Nobel de la paix. Celui-ci, décerné à la fois au défenseur des droits de l’homme biélorusse Alès Bialiatski et à deux organisations de défense des droits humains, la russe Memorial et l’ukrainienne Center for Civil Liberties, n’a pas forcément été bien perçu à Kiev. On ne veut plus y voir l’Ukraine associée à ces deux pays qui l’ont agressée. Il faut dire que fut un temps, ceux-ci étaient réunis sous l’expression « toutes les Russies » ; une idée à bannir, pour les Ukrainiens.