Le rapport sur le nucléaire qui déchaîne les passions : deux camps irréconciliables ?

Un rapport du Conseil supérieur de la santé, publié hier, expliquait que « sur le plan environnemental, éthique et sanitaire, l’énergie nucléaire de fission, telle que déployée actuellement, ne peut pas prétendre satisfaire aux principes du développement durable ». C’est du moins ce que précisait une dépêche Belga reprise par toute la presse. Finalement, le rapport, beaucoup plus nuancé qu’il n’y parait, a été instrumentalisé dans les deux camps. À quelques semaines du choix de la prolongation ou non de deux réacteurs nucléaires au-delà de 2025, le débat est plus vif que jamais et va sans doute aller crescendo.

Dans l’actualité : Le Conseil supérieur de la santé avec un panel de 23 scientifiques issus de plusieurs disciplines remet un rapport de 140 pages sur les centrales nucléaires, dont la sortie – en 2025 – est inscrite dans la déclaration du gouvernement Vivaldi.

Le détail: Ce rapport a suscité des réactions passionnées.

  • Ecolo/Groen s’est très vite saisi du rapport. Les deux ministres les plus concernées, Tinne Van Der Straeten (Groen), ministre de l’Énergie, et Zakia Khattabi (Ecolo), ministre du Climat, ont repris les conclusions qui les arrangeaient bien et telles que présentées par plusieurs articles de presse.
  • Tinne Van Der Straeten soulignait l’importance « de prendre au sérieux les avis des experts et à mener une politique fondée sur des preuves ». Ajoutant: « L’avis du Conseil supérieur de la santé est d’autant plus précieux qu’il a été préparé par un groupe diversifié d’experts dans le domaine du nucléaire, d’ingénieurs, de toxicologues et de philosophes. »
  • Par communiqué, Zakia Khattabi déclarait qu’elle porterait ce rapport dans les futures discussions du gouvernement: « Le débat sur l’énergie nucléaire a été erronément réduit à l’enjeu climatique en faisant de facto l’impasse sur les très nombreux effets pervers et dangereux d’une telle technologie. L’énergie nucléaire présente de sérieux inconvénients soulignés par les universitaires du Conseil de la Santé qui concluent qu’elle n’est pas conforme aux principes du développement durable, seuls à même de garantir un avenir aux générations d’aujourd’hui et de demain. J’ajouterai cet avis aux discussions du gouvernement sur la sortie du nucléaire dans le cadre de ma responsabilité en matière de développement durable ».
  • Du côté des pro-nucléaires, ce rapport a été tout aussi rapidement discrédité. Notamment par le spécialiste en énergie et professeur à l’ULiège, Damien Ernst, qui n’a pas fait dans la demi-mesure sur les réseaux sociaux: « Le Conseil supérieur de la santé belge s’est couvert de disgrâce aujourd’hui en publiant un énième rapport à charge du nucléaire dont la qualité scientifique est au mieux indigente. »
  • S’en sont suivies des réactions de l’ancienne ministre de l’Énergie, Marie-Christine Marghem (MR), et du président du MR, Georges-Louis Bouchez. Pour la première, « tout dans le wording [du rapport] est marqué idéologiquement ». Un refrain repris par le second: « Ce serait bien que la presse évoque cette instrumentalisation du CSS à des fins partisanes. »
  • En fait, une information a apporté de l’eau au moulin des détracteurs du rapport. Trois scientifiques issus du centre de recherche nucléaire de Mol (SCK CEN) ont décidé de se désolidariser du rapport, en n’apportant pas leur signature. Ils estiment que « les analyses menées dans le cadre de ce rapport ne se sont pas déroulées selon les règles de l’art scientifique », expliquant à Belga avoir été mis sous pression pour signer l’accord.
  • De quoi faire sortir une nouvelle fois Damien Ernst de ses gonds. Selon lui, la liberté académique et d’informer est menacée : « On ne se rend pas compte en Belgique francophone à quel point la liberté des académiques et des journalistes est menacée. J’ai reçu des dizaines de coups de téléphone, surtout de journalistes, qui me disaient qu’ils avaient peur. Cela doit s’arrêter. »
  • De leur côté, les autres experts, interrogés par la RTBF, expliquent avoir bien tenté de rallier leurs collègues à leurs arguments, mais nient avoir fait pression.

Le contexte : La Vivaldi doit prendre une décision dans le courant du mois de novembre. Mois durant lequel se déroulera aussi la COP26, la grand-messe pour le climat.

  • L’accord du gouvernement confirme la sortie du nucléaire pour 2025. Une décision prise en 2003 déjà. Le texte précise toutefois qu’une évaluation sera faite par rapport au mécanisme de rémunération des capacités qui vise à offrir des subsides pour qui prendrait en charge la compensation énergétique de cette sortie. La perte du parc nucléaire passera notamment par la construction de plusieurs centrales au gaz, par définition, plus émettrices de CO2.
  • Mais si la sécurité d’approvisionnement n’était pas garantie, le gouvernement ne s’interdirait pas de prolonger 2 des 7 réacteurs nucléaires que compte la Belgique. Au fil des débats, il a également été ajouté que le gouvernement se préoccuperait d’une éventuelle montée des prix.
  • L’ancienne ministre de l’Énergie, Marie-Christine Marghem (MR) est venue expliquer ce matin, sur La Première, tout le mal qu’elle pensait du rapport du CSS qui comporterait « des biais d’analyse », se terminant par une « conclusion purement idéologique ». « Sur le plan scientifique, ce rapport est nul, il ne peut servir de base au gouvernement pour faire un choix ».
  • Face aux accusations de pression subie par les trois scientifiques non signataires, l’ancienne ministre plaide pour faire venir le panel devant une commission parlementaire. Histoire de venir s’expliquer.

L’essentiel : Chacun met en avant les arguments qui l’arrangent. Vers une crise politique ?

  • Ce que ne disent pas toutes ces réactions, c’est que le rapport est plus nuancé qu’il n’y parait. Certes, il évoque des problèmes de sécurité de l’énergie nucléaire, notamment face à des risques d’attentat ou en rapport à la densité de population élevée sur le sol belge. Il met aussi en exergue le problème lié à la gestion des déchets qu’on planque sous le tapis. Rien de très neuf finalement.
  • Il évoque aussi un changement de paradigme d’un monde aux ressources limitées sur une planète finie, suggérant de prendre en compte le modèle de la décroissance. Pour qui suit l’un des papes de l’Énergie, le Français Jean-Marc Jancovici, là non plus rien de très neuf sous le soleil. Cet ingénieur rappelle de conférence en conférence qu’il est déjà trop tard pour sauver le climat. Les concentrations en CO2 dans l’atmosphère ne s’estomperont pas avant plusieurs milliers d’années, même dans un monde neutre en carbone. L’important selon lui reste de connaître de combien d’étages nous tomberons, et cela passerait selon lui par une forme de décroissance en opposition aux technologies vertes idéalisées.
  • Le rapport lui-même est plus nuancé, mais peu de monde pour le souligner sur les réseaux sociaux : « Le CSS conclut qu’il y a des arguments pour et contre la prolongation éventuelle de deux centrales nucléaires au-delà de 2025, mais qu’il n’y a pas d’éléments marquants qui ‘imposeraient’ un choix dans un sens ou dans l’autre ». En fait, ce rapport parle d’une « réalité complexe ». Il évoque la sécurité d’approvisionnement, une dépendance vis à vis de l’étranger et du renouvelable altéré, ou encore une éventuelle montée des prix.
  • Mais dans un débat fondamentalement idéologique, il y a peu de place pour la nuance. Chacun use des arguments qui servent sa cause. Et à cet égard, ce rapport a été un cas d’école.
  • Au niveau politique, on est en droit de se demander si cette fracture mènera à une crise politique majeure pour la Vivaldi. Alors que les débats socio-économiques ont monopolisé l’attention lors de cette rentrée politique, on savait que le débat sur le nucléaire allait finir par se fracasser aux arguments des différents courants qui traversent le gouvernement fédéral.
  • Un parfum de crise ? « Peut-être », estime Marie-Christine Marghem. On comprend que le MR plaidera pour une prolongation du parc nucléaire alors que l’évaluation sur la sécurité d’approvisionnement doit encore être faite.
  • Mais le MR reste néanmoins isolé au sein du gouvernement sur cette question. Les libéraux flamands du Premier ministre De Croo n’ont jamais vraiment remis en cause la sortie du nucléaire, pas plus que le CD&V. En fait, la seule famille politique qui pourrait éventuellement faire pencher la balance serait la famille socialiste. Si par exemple, la facture venait à exploser. Mais avec le récent discours écosocialiste de Paul Magnette, président du PS, on n’en prend pas vraiment le chemin.
  • Sur ce sujet, le MR est sur la même ligne que la N-VA, pourtant dans l’opposition. Georges-Louis Bouchez a même retweeté une critique tranchée par rapport à la décroissance de Bart De Wever. Pas vraiment ce qu’on peut attendre d’un président de parti de la majorité vis-à-vis du chef de l’opposition.

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