Il y a douze ans jour pour jour, à une époque où l’OMS demandait déjà à l’ensemble des pays de se préparer à une pandémie, le Comité de bioéthique de Belgique rendait un avis officiel soulignant le degré d’organisation scientifique, logistique et même déontologique des autorités belges. Un document qui interroge aujourd’hui la gouvernance de nos décideurs politiques, critiqués notamment pour la campagne de vaccination cahoteuse alors que la crise sanitaire s’éternise.
Séquence ‘retour vers le futur’. Le 30 mars 2009, alors que la planète se trouvait selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en phase d’alerte pandémique, le Comité consultatif de bioéthique de Belgique rendait un avis d’une quarantaine de pages aux autorités. L’instance officielle indépendante y décortiquait tous les enjeux d’une pandémie à notre échelle: le plan d’urgence belge, les droits des patients, les mesures de quarantaine, l’éthique de la santé publique, les mécanismes de solidarité, les moyens disponibles et leur usage… Un document troublant de prévoyance à la lumière de la crise actuelle du COVID-19 qui interroge le souci porté par les gouvernements successifs à ces conseils d’intérêt public.
‘Pour parer à une éventuelle pandémie, notre pays s’attache à actualiser ce plan de lutte en permanence, conformément aux recommandations scientifiques y afférentes, et veille notamment à constituer un stock de médicaments antiviraux, de masques et de vaccins’, écrivait en 2008 Laurette Onkelinx, alors ministre de la Santé publique, lorsqu’elle sollicita l’avis dudit Comité.
Outre la gestion logistique et sanitaire, les dirigeants politiques de l’époque se préoccupaient vraisemblablement des problèmes éthiques liés à ‘la grande incertitude’ caractérisant une situation de pandémie, due à un ‘virus encore inconnu à cette heure, de sorte qu’il est impossible de se représenter le déroulement exact’.
Avoir conscience des inconnues
Plus d’une décennie avant la crise que nous traversons, on s’interrogeait donc sur les priorités à définir, notamment en ce qui concerne l’accès aux soins et les vaccins. Un sujet qui résonne d’autant plus dans notre actualité au moment où la politique de vaccination brille par sa lenteur, en Europe comme en Belgique.
‘Vu l’incertitude qui entoure le timing et l’ampleur de la dotation livrée du vaccin pandémique, quel groupe de personnes pourrait en effet avoir droit en premier lieu à la vaccination si nous étions confrontés à des problèmes de livraison ?’, prédisait la ministre fédérale de la Santé.
Fin 2005 et début 2006, la Belgique avait élaboré un plan opérationnel pour une pandémie de grippe. Les décideurs politiques savaient qu’un vaccin pandémique spécifique ne serait disponible qu’au moins 6 mois après l’apparition du nouveau virus. Mais nos dirigeants avaient également conscience qu’il ne serait pas forcément possible de fabriquer le vaccin pour les milliards de personnes peuplant la planète.
‘À ce niveau également, le risque est grand que certains groupes de population – voire des continents – restent sur la touche’, évoquaient les membres du Comité de bioéthique.
Obligation vaccinale
Tout citoyen attend de son État qu’il protège sa population. Mais ce devoir peut prendre une dimension contradictoire en temps de pandémie, notaient alors les rapporteurs, lorsque les convictions intimes et personnelles sont mises en balance avec l’intérêt général. À l’instar de la liberté individuelle qui consiste à refuser la vaccination.
‘Elle ne doit pas être respectée. S’il y a lieu de consacrer tout le temps qu’il faut pour convaincre un individu qui refuserait le vaccin pandémique, afin d’essayer de lui faire comprendre le danger que ce refus signifie pour lui et pour les autres, il n’y aurait pas lieu de donner suite à son refus de soins car l’intérêt du corps social l’emporte ici sur le respect d’autonomie de la personne’, tranchait l’avis du Comité consultatif de bioéthique, précisant qu’il faudrait dès lors réfléchir aux mesures à prendre envers les personnes qui refusent de s’y soumettre et aux moyens disponibles pour appliquer ces mesures.
Cela dit, pour éviter la faillite de la gestion d’une crise sanitaire, la collaboration de la population civile reste fondamentale. Pour ce faire, à savoir instaurer une attitude optimale et constructive dans la société, les autorités devaient préparer la population à une pandémie, afin que le plus grand nombre de personnes soient conscientes de son utilité.
Collaboration citoyenne
‘Même si l’information est transmise correctement, il faut aussi que le citoyen moyen la comprenne et la juge crédible. Au vu des commentaires publiés entre autres sur des forums Internet en rapport avec la grippe aviaire, nombre de gens sous-estiment encore le danger de cette maladie’, s’inquiétaient dix ans auparavant nos bioéthiciens.
En conséquence, pour sensibiliser et fédérer, les membres du Comité consultatif recommandaient dès 2009 d’impliquer la population dans les plans politiques. Et ce, à tous les niveaux administratifs de la Belgique: communal, provincial, régional, communautaire et fédéral.
‘Concrètement, on peut non seulement s’attendre à ce que le citoyen moyen fasse preuve de bon sens pour réduire le risque de contamination, mais aussi et surtout qu’il aie l’impression, grâce à son engagement, d’être suffisamment impliqué pour se sentir responsabilisé. Chacun doit pouvoir apprécier la mesure dans laquelle il peut contribuer à endiguer une éventuelle catastrophe’, assurait l’avis, rappelant de penser à préparer les groupes qui vivent en marge de la société et qui risquent de propager le virus ‘par ignorance’.
Même réussi, l’effort collectif risquait toutefois de se heurter aux réalités de marché et de production pharmaceutique, une grande pénurie de vaccin pandémique étant à prévoir. En réaction, les différents gouvernements belges devaient organiser une ‘priorisation’.
Premiers servis
En cas de pénurie de moyens, certaines personnes ou catégories de personnes sont logiquement traitées en priorité. Dès 2009, on sait qu’un tel scénario se présentera selon toute probabilité lors de l’administration du vaccin pandémique, qui ne sera sans doute pas fabriqué en quantités suffisantes pour vacciner toute la population.
‘De nouveau, il faudra déterminer à qui le vaccin doit être administré en priorité. L’OMS s’est déjà intéressée à la question et propose de prioriser les travailleurs des soins de santé et travailleurs de terrain d’autres services de base (sociaux), les personnes dont il est avéré qu’ils représentent un risque accru de propager le virus, ainsi que les personnes ayant une santé précaire et pour lesquelles une infection risque de s’avérer mortelle’, épingle le Comité de bioéthique.
Difficile naturellement à l’époque de déterminer avec précision qui doit être vacciné en priorité, les risques de mortalité et les profils des plus vulnérables à cette pandémie à venir étant méconnus. Mais en attendant de disposer de données épidémiologiques supplémentaires sur les groupes à risque ‘d’infection et d’issue fatale’, certains principes de base étaient déjà énoncés pour organiser la priorisation vaccinale.
‘Nous ne parlons pas ici du maintien de la rentabilité économique, qui n’est plus une priorité dans le cas d’une pandémie. Il faut tenir compte des fonctions sociétales réelles de chacun, afin que les prestataires de soins et les personnes impliquées dans la fabrication du vaccin et son transport puissent continuer à travailler, mais aussi à ce que les autres besoins de base soient satisfaits’, insiste l’avis consultatif.
En fonction du nombre de doses disponibles, l’administration des vaccins sera alors hiérarchisée des ‘travailleurs clés’ présentant un risque disproportionné (personnel des unités de soins intensifs par exemple) en premier à la population générale en dernier.
Conséquences de l’inconséquence politique ?
À l’heure où nous avons l’impression de revivre la première vague, il paraît légitime de s’interroger sur la gouvernance de nos dirigeants actuels. ‘La population doit avant tout savoir comment réagir’, stipulait l’avis bioéthique dès 2009, sous-entendant que les autorités belges le savaient, elles, et pouvaient l’enseigner aux citoyens. En théorie, tout semblait donc préparé par lutter plus efficacement contre une pandémie. Même les budgets.
Le Comité consultatif recommandait en autres de prévoir les finances nécessaires pour acheter le vaccin pandémique dès qu’il serait disponible, ‘où que ce soit dans le monde’ mais aussi de consacrer une partie des budgets disponibles à la recherche épidémiologique d’une part et organisationnelle en soins de santé d’autre part, à large échelle.
‘Il semble également pertinent de stimuler la recherche en médecine générale, particulièrement dans le domaine des soins de première ligne et de l’application des mesures d’un plan opérationnel édicté par des autorités dans l’optique d’une pandémie ou de toute autre crise sanitaire’, faisaient remarquer les rapporteurs indépendants.
Il ne s’agit pas de polémiquer en ces temps de crise ni de politiser l’adversité dans laquelle nous nous trouvons et à laquelle nous participons même involontairement. Mais quelle est la part de responsabilité des divers gouvernements belges ? Payons-nous en plus le court-termisme électoral, l’atomisation des compétences et les antagonismes idéologiques ? Subissons-nous les conséquences d’un manque de vision et d’investissement de nos décideurs ?
Pour mémoire, il y a près de vingt ans était créé un organe au nom prometteur de ‘cellule de vigilance sanitaire’. Oubliée pendant quelque temps dans les textes de loi, cette cellule reçut ses missions dans un arrêté royal de 2008 vu ‘les menaces sanitaires nouvelles (pandémie)’, le tout ‘sous l’expertise médicale garantie par le ministre de la Santé’.
Dit autrement, par cette cellule assurant ‘la surveillance, l’analyse, la préparation de réponses et [leur] coordination’ dans le cadre de crises potentielles ou réelles, ‘la responsabilité des autorités dans leurs compétences de sécurité sanitaire [était] remise au premier rang’. Qu’en a-t-on fait ?
Pour aller plus loin: