En cette fin de semaine, le château de Prague est le théâtre d’un sommet inédit. Celui de la Communauté politique européenne, aussi appelée « E44 ». Il réunit les dirigeants de 44 pays d’Europe, au sens très large du terme, afin de montrer leur unité face à la Russie. Forcément, entre tout ce beau monde, tout n’est pas harmonieux. Et un premier incident a déjà éclaté.
« Un acte ouvert d’hostilité ». C’est par ces mots que la Première ministre serbe a qualifié la décision prise cette semaine par l’UE, qui va pousser la Serbie à ne plus pouvoir importer de pétrole russe via la Croatie.
Ce choix entre dans le cadre de l’embargo – progressif – de l’UE sur le brut russe. À partir du 5 décembre, les importations par voie maritime seront interdites. Lors de l’adoption de cette mesure, en juin dernier, plusieurs exemptions avaient été prévues. Celle dont on avait le plus parlé concerne l’oléoduc Droujba, qui alimente la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque. Mais une autre dérogation avait été accordée à un État membre de l’UE : la Croatie. Afin de protéger la sécurité énergétique des Balkans occidentaux, le transit de pétrole russe via l’oléoduc Janaf, qui commence sur la côte adriatique croate, devait être autorisé jusqu’à la fin de 2023.
Cette semaine, l’UE a annoncé qu’un plafonnement des prix du pétrole russe allait aussi être instauré. Si le prix dépasse le prix plafond, « il sera interdit d’assurer le transport maritime et de fournir une assistance technique, des services de courtage ou un financement ou une assistance financière, liés au transport maritime vers des pays tiers de pétrole brut (à partir de décembre 2022) ou de produits pétroliers (à partir de février 2023) originaires de Russie ou exportés de Russie ». Dans le même temps, l’exemption balkanique n’a pas été retenue.
Traduction : ces deux annonces ont été autant de coups sur la tête de la Serbie. Car elle reçoit son pétrole russe via un oléoduc qui démarre en Croatie, membre de l’UE.
Conséquence : la Serbie, aussi coincée que furieuse, a indiqué qu’elle était contrainte de faire une croix sur l’or noir du Kremlin, dès le 1er novembre. Car la Russie a déjà prévenu qu’elle ne jouerait pas à ce petit jeu-là : elle ne livrera plus rien aux pays qui fonctionnent avec un plafonnement de son pétrole.
La patience de l’UE face à la mollesse de Belgrade à l’égard de Moscou a visiblement atteint ses limites.
« Une décision honteuse »
À la télévision serbe, la Première ministre, Ana Brnabić, n’a pas mâché ses mots. « Cette décision a tout changé. Le président va subir une pression énorme, après cette décision honteuse de l’Union européenne. Je pense sincèrement qu’ils verront aujourd’hui qui est Aleksandar Vucic (le président serbe, ndlr). Je ne pense pas qu’ils aient déjà vu Vucic, qui a des arguments solides pour leur démontrer à quel point [leur décision] est honteuse », s’est-elle emportée, dans des propos rapportés par le quotidien serbe Kurir.
« Tout ce que l’UE reproche à la Russie, c’est ce qu’elle vient de nous faire », a ajouté la Première ministre serbe. « Parce que nous dépendons de l’oléoduc en Croatie. Ils utilisent l’énergie pour le chantage politique et la vengeance. »
« L’Union européenne a autorisé ces sanctions au détriment de la vie et du niveau de vie de tous les Serbes, y compris les membres de la minorité nationale croate. Cela nous coûtera des centaines de millions d’euros », a encore déploré Brnabić.
À Prague, où se trouve le président serbe, Vucic n’a effectivement pas hésité à hausser le ton. « La Croatie s’est déjà vantée et attribuée le mérite de l’interdiction totale du transport de pétrole russe« , a-t-il déclaré. aux journalistes, selon Euractiv. « Mais Zagreb ne poussera pas la Serbie à imposer des sanctions à Moscou. La Croatie ne crée pas notre politique étrangère. Elle est créée par nos citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants démocratiquement élus », ajoutant qu’il était fier que la Serbie reste un pays libre qui prend ses propres décisions.
Le président serbe a aussi fait dans l’ironie. Il a dit qu’il ne blâmait pas du tout la Croatie car elle « faisait juste son travail, celui qu’elle fait depuis des décennies, depuis 1941 ». Une allusion au régime oustachi allié aux nazis qui contrôlait la Croatie pendant la Seconde Guerre mondiale, précise le média serbe N1.
Avant la guerre en Ukraine, la Serbie importait environ 15% de son pétrole en Russie. Entre-temps, elle avait augmenté la cadence (jusqu’à 60%), profitant des rabais, selon le Serbian Monitor.
On notera que la ministre serbe de l’Énergie, Zorana Mihajlović, s’est montrée bien moins alarmiste. D’après elle, le pays s’est préparé depuis plusieurs mois à devoir se passer du pétrole russe. Il s’agira désormais d’importer 80% de pétrole étranger (non-russe, donc) et d’utiliser 20% d’or noir local, « parmi les meilleures du monde », a-t-elle expliqué, dans des propos rapportés par Ekapija. Le fait que l’absence de pétrole russe n’affecte pas – trop – l’approvisionnement de la Serbie avait d’ailleurs également été pris en compte par les négociateurs européens qui ont précipité cette coupure.
La Croatie se dédouane de toute responsabilité et contre-attaque
De son côté, la Croatie a indiqué qu’elle n’avait pas été l’instigatrice de la manœuvre qui a débouché sur le futur arrêt des livraisons de pétrole russe à la Serbie via son oléoduc.
« Ce n’est pas notre position, c’est la position de l’UE », a assuré le Premier ministre croate, Andrej Plenković. « La Serbie peut toujours, à tout moment, importer du pétrole de n’importe où sauf de Russie, le faire transporter jusqu’à notre port adriatique et par notre oléoduc jusqu’en Serbie, sans aucun problème. »
Le dirigeant croate ne s’est toutefois pas privé d’égratigner Belgrade. « Chaque pays dont les dirigeants sont venus ici doit avant tout respecter le régime de sanctions contre la Russie et faire preuve de solidarité avec l’Ukraine. La Serbie ne peut pas s’asseoir sur deux tabourets et espérer progresser sur son chemin européen (elle est candidate à l’adhésion à l’UE, ndlr) tout en ne respectant pas les sanctions contre la Russie. »
Plus tard, auprès des journalistes croates, Plenković est allé plus loin. « Accorder une dérogation pour que la Serbie ait du pétrole russe bon marché qui viendra dans les ports croates et passera par Janaf, grâce à un accord avec Poutine alors qu’il commet une agression contre l’Ukraine ? Qu’est-ce que cela ferait de nous ? Des idiots utiles ? », a-t-il tancé, rapporte le journal croate Večernji.
Enfin, le Premier ministre s’est étonné du fait que les Serbes – gouvernement et médias – le considérent comme « le chef des Oustachis de Croatie », là où l’extrême droite croate le considère comme « l’antéchrist, communiste, yougoslave ». « C’est une rhétorique qui dépasse toutes les limites et qui va au-delà de toute raison », a-t-il conclu.
Prague est sans doute l’endroit au monde où le plus de discussions houleuses se sont terminées par la défenestration d’une des parties en présence. Plus qu’à souhaiter que les hôtes tchèques aient pris leurs précautions pour ne pas voir ce genre d’événement se répéter.