Le mécanisme du marché européen de l’énergie a une influence sur les prix colossaux que nous payons aujourd’hui pour notre consommation d’énergie. L’Europe veut intervenir « d’urgence », mais quelles solutions peut-elle choisir ? Analyse.
L’Europe vit une crise de l’énergie, avec des prix qui explosent. En Belgique, la facture moyenne d’un ménage pourrait atteindre entre 7.000 et 8.000 euros par an, aux prix actuels. Pour les entreprises également, la situation devient de plus en plus insoutenable. Ce prix est dicté par le mécanisme du marché européen, qui fonctionne selon l’unité marginale la plus chère, ou la dernière à entrer en fonction pour couvrir la demande. C’est dans ce cas le gaz, dont le prix atteint des sommets, à cause de la guerre en Ukraine et des livraisons de gaz russe interrompues ou diminuées depuis l’invasion.
Bref, l’Europe veut enfin intervenir pour changer ce mécanisme. Plusieurs idées sont sur la table. Plafonnement des prix ? Taxe sur les surprofits ? Réforme du mécanisme en lui-même ?
Pierre Henneaux, professeur dans le domaine des réseaux électriques à l’École polytechnique de l’Université libre de Bruxelles (ULB), Damien Ernst, professeur dans le domaine des Smart Grids (réseaux intelligents) à l’Université de Liège, et Samuel Furfari, ancien fonctionnaire de la direction de l’énergie de la Commission européenne et professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB, décortiquent les solutions et leurs avantages, inconvénients et enjeux pour Business AM.
Plafonnement et mécanisme des prix
- Alexander De Croo, Premier ministre belge, plaide pour cette option depuis mars, au niveau européen.
- L’Espagne et le Portugal ont déjà choisi cette option, depuis mai. La péninsule ibérique paie son électricité environ 200 euros le mégawattheure, alors qu’en Europe du Nord le prix dépasse les 600 euros.
- Ce price cap est possible, car la péninsule n’est quasi pas connectée au réseau électrique du reste de l’Europe. Les autres pays européens ne pourraient pas agir seuls en la matière. La Belgique, par exemple, effectue des échanges constants avec l’Allemagne et les Pays-Bas.
- Le problème du plafond, c’est qu’il crée une différence entre le prix d’achat (élevé, dans le cas du gaz par exemple) et le prix de vente (moins élevé) – une perte pour les fournisseurs. Les États devront les dédommager en conséquence.
- En Espagne et au Portugal, une taxe est perçue sur les consommateurs, explique Damien Ernst. Elle sert à couvrir la perte que subissent les fournisseurs d’électricité. Mais cette taxe ne représente que 10 à 15% des économies que font les Ibériques par rapport aux prix qu’ils payeraient sans le plafond.
- Autre problème : la marge importante entre les énergies bon marché (renouvelable) et le prix de vente plus élevé (en temps normal, mais aussi aujourd’hui avec la crise) encourage les investissements, notamment dans l’éolien et le solaire où les installations restent coûteuses.
- Pour Pierre Henneaux, les plafonds découragent alors les investissements, surtout s’ils ne sont pas limités dans le temps. Pour l’expert, les plafonds ne seraient pas une solution à long terme.
- Pour Damien Ernst, un plafond, par exemple de 150 euros, ne serait pas contraire à l’investissement, cela resterait « hyper rentable » et ne mettrait pas à mal les évolutions à long terme.
- Ce qui nous mène au prochain problème du plafond : quel prix choisir? Pour les deux experts, cela peut entraîner un effet pervers, qui fait que les producteurs ne vont plus soumettre d’offre sur le marché si ce n’est pas viable. Il y aurait des pénuries dans ce cas.
- C’est ce qui s’est passé en Australie. Un plafond de 300 dollars australiens entre en vigueur automatiquement. L’unité marginale, les générateurs dans ce cas, a été mise hors du réseau par crainte de vendre à perte (le prix aurait été de 450 dollars le MWh) et de ne pas être remboursé avant longtemps (six mois en moyenne). L’Australie a ensuite suspendu le marché de gros et forcé les générateurs à produire de l’électricité et à la vendre au prix du plafond, moyennant les compensations pour les éventuelles pertes.
- La ministre belge de l’Énergie, Tinne ver Straeten (Groen), a proposé de se fixer un peu au-dessus des prix asiatiques, de sorte que la production ne s’échappe pas là-bas.
Taxe sur les surprofits
- Avec l’envol des prix de l’énergie et le fardeau qu’ils représentent pour les ménages et les entreprises, les marges que réalisent les fournisseurs (via les énergies bon marché) sont vivement critiquées.
- Pour certains, il faudrait alors taxer ces profits, comme le fait l’Italie, pour financer des aides pour les consommateurs ou pour injecter les sommes prélevées dans les compensations des producteurs d’énergie qui vendent à perte à cause des plafonds éventuels.
- Pour Damien Ernst, au niveau juridique et légal, une telle taxe serait difficile à mettre en place. Il estime néanmoins qu’il serait logique que ces opérateurs contribuent.
- Selon Pierre Henneaux, ces opérateurs n’auraient pas besoin d’autant d’argent, et un transfert de cet argent vers des aides ou des compensations pourrait être une solution. Mais il faut néanmoins s’assurer que les producteurs gardent une rente, pour qu’ils puissent continuer à investir.
Le problème du renouvelable : « L’Europe s’est trompée »
- « Aujourd’hui, on cache qu’on est dans un marasme. La Commission n’a pas le courage de dire qu’elle s’est trompée », remarque Samuel Furfari.
- Pour l’ancien fonctionnaire, l’erreur réside dans la réforme du marché qui a eu lieu en 2009. Le renouvelable a été introduit sur le réseau, et il doit obligatoirement être pris en compte en premier. Il passe par exemple devant le nucléaire, qui ne fonctionne cependant pas de la même manière : le renouvelable est intermittent et instable, alors que le nucléaire est continu.
- Cette obligation a perturbé un marché qui jusque-là fonctionnait bien, continue-t-il. « Le renouvelable n’est pas un marché ». Il faudrait laisser jouer la concurrence, librement, avec les centrales qui fonctionnent tout le temps, comme le nucléaire, et les centrales pilotables, comme les bassins de rétention d’eau et le gaz, en fonction de la charge du réseau (la demande) et l’offre. Les premières passeraient ainsi logiquement au premier plan.
- Paradoxalement, le renouvelable a ainsi participé à créer la crise que nous connaissons aujourd’hui. Avec les intermittences de l’éolien et du solaire, des centrales pilotables, notamment au gaz, sont nécessaires pour intervenir en cas de production basse. Plus il y a de renouvelable (et de perturbations), plus il faut du gaz pour intervenir. Ainsi, nous ne serions que devenus toujours plus dépendants du gaz.
- On peut ajouter, à titre d’exemple, les centrales à gaz voulues par la Vivaldi, pour remplacer les centrales nucléaires et couvrir les intermittences de l’éolien.
- Il plaide alors pour un abandon de cette obligation d’utiliser le renouvelable en premier lieu, comme solution à la crise. Pour lui, les plafonds sur les prix ou les taxes sur les surprofits ne seraient pas des solutions. « Ce sont des aides sociales, mais pas de la politique énergétique », lance-t-il, « des solutions coûteuses pour calmer la crise. » Et « un gouvernement ne devrait pas dire au marché ce qu’il faut faire ».
- Mais cette solution n’est pas près de voir le jour, sait-il, car la Commission de Von der Leyen a été mise sur pied avec comme objectif de travailler sur le Green Deal, où le renouvelable joue un rôle important.
Autres solutions ?
- Damien Ernst propose également d’autres pistes de réflexion. Des contrats à longue durée, de 10 à 15 ans avec des pourcentages payés tous les ans, appelés PPA, pourraient par exemple aider à organiser le marché à plus long terme.
- Il estime aussi qu’il faudrait arrêter de subsidier les installations d’énergie renouvelable. Elles ne seraient plus nécessaires, car les surprofits permettent d’atteindre les marges. La charge fiscale des contribuables serait ainsi réduite.
Les ministres d’énergie des 27 pays de l’UE se réuniront le 9 septembre pour discuter de la problématique.
Prix du gaz élevé
Le nœud du problème de l’énergie est le prix du gaz. Pourquoi est-il si élevé? Le marché fonctionne selon un mécanisme similaire à celui du marché de l’électricité. C’est l’unité la plus chère qui dicte le prix. Dans ce cas, c’est le gaz naturel liquéfié (GNL), livré par bateau. Or, comme l’Europe reçoit moins de gaz russe, la demande de GNL (Etats-Unis et Qatar notamment) explose, ce qui fait augmenter les prix. L’Europe doit par exemple mettre plus d’argent sur la table pour attirer les livraisons, et l’emporter sur les autres demandeurs, comme les pays asiatiques, nous explique Damien Ernst.
Pour Samuel Furfari, les prix élevés sont aussi dus au manque d’investissement dans le gaz (et le pétrole), qui a besoin d’investissements constants. Les grandes puissances annoncent régulièrement qu’il n’y a pas d’avenir pour le fossile, donc les investissements se tarissent, faute de perspectives à long terme. Or, la demande reste forte aujourd’hui, et la transition ne se fera pas en un jour. 80% de notre consommation dépend toujours des énergies fossiles, c’est la réalité d’aujourd’hui.