L’objectif ukrainien : reprendre la Crimée avant toute discussion… mais est-ce crédible ?

Détruire le pont de Crimée, traduire en justice les collaborateurs, et rebaptiser Sébastopol : les Ukrainiens songent déjà à la reconquête de la péninsule qui fut le premier enjeu du conflit en 2014. Reste à voir si une telle contre-offensive est crédible.

Pourquoi est-ce important ?

Si les informations qui nous remontent du front en Ukraine restent très parcellaires et doivent être prises avec des pincettes, il semblerait que l'initiative ait encore une fois changé de camp. Les offensives russes autour de Bakhmout ont grignoté les défenses au prix de lourdes pertes, et les Ukrainiens semblent sur le point de contre-attaquer à nouveau. Mais où, et avec quel objectif en tête ? Entre ce que dit et ce que fait une armée, il y a parfois une différence savamment étudiée.

Pas de concession territoriale

Dans l’actualité : Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, a évoqué la reconquête de la Crimée comme but de guerre pour son pays ce dimanche. Ce n’est qu’après que Kiev envisagerait des négociations avec Moscou. Il a aussi présenté une série de mesures qui seraient instaurées dans la péninsule afin d’y rompre avec l’influence russe.

  • Le pont du détroit de Kertch, qui relie la péninsule au continent côté russe, serait mis à bas. Celui-ci est devenu un symbole des ambitions territoriales russes depuis sa construction, et il a déjà été victime d’une attaque à forte composante symbolique l’année dernière.
  • Les Ukrainiens qui ont travaillé pour l’administration russe en Crimée seront poursuivis, suggère Danilov, avec de possibles poursuites pénales ou des interdictions d’emploi dans la fonction publique.
  • Tous les citoyens russes qui se sont installés en Crimée après 2014 devraient être expulsés, et toutes les transactions immobilières effectuées sous le régime russe devraient être annulées, a partagé le secrétaire sur Facebook.
  • Danilov a également plaidé en faveur d’un changement de nom pour la ville de Sébastopol, qui sert de base à la flotte russe de mer Noire. Il a proposé le nom de Akhtiar, un village qui se trouvait sur le site avant que l’administration impériale russe ne bâtisse la ville en 1783.
  • Bien sûr, ces déclarations ont offusqué les Russes : « Il serait erroné de traiter sérieusement les commentaires de personnes malades. Ils doivent être soignés, et c’est ce que nos militaires font actuellement » a répondu Mikhail Razvozhayev, le gouverneur mis en poste par Moscou.

La situation sur le front

Une reconquête est-elle seulement possible ? Les deux camps semblent en tout cas s’y préparer, selon une analyse publiée sur The Conversation. Tous les regards sont braqués sur l’isthme de Perekop, qui relie la péninsule au continent sur 5 km de large.

  • Les Ukrainiens pourraient bien concentrer leurs efforts dans cette direction, alors qu’une partie du dispositif russe se trouve toujours plus au nord devant Bakhmout. Ils pourraient ainsi pour le moins isoler la Crimée, en peu comme ils l’ont fait avec la poche de Kherson cet été, isolant les troupes russes présentes et bloquant leur ravitaillement. D’autant qu’ils ont prouvé qu’ils pouvaient couper l’autre artère que représente le pont de Kertch.
  • Les Russes semblent s’y préparer et renforcent leurs défenses dans la région : selon certaines sources, l’armée recrutait des travailleurs et – utiliserait le travail forcé – pour creuser des tranchées et construire des fortifications à l’entrée de la péninsule. D’autres défenses seraient aussi installées sur les plages propices à une tentative de débarquement.
  • Les médias ukrainiens ont également rapporté que des plans étaient en cours de préparation pour une « évacuation forcée » rapide de la Crimée.
  • Tout cela est à prendre avec des pincettes : il n’est pas exclu que les Ukrainiens désignent la Crimée comme objectif pour attaquer ailleurs par surprise. Mais la région reste stratégiquement essentielle : outre qu’elle abrite la flotte russe à Sébastopol, elle sert d’aérodrome et de pas de tir de missiles avancé pour menacer le territoire ukrainien.

À l’ouest, du nouveau ?

Un autre enjeu d’une tentative de reconquête de la Crimée serait la réaction des alliés occidentaux de l’Ukraine. À l’exception notable de la Pologne, ceux-ci ont toujours été frileux devant les buts de guerre de Kiev – la reconquête de son territoire – et ont parfois appelé à des négociations qui, de fait, arrangeraient bien la Russie. Le président français Emmanuel Macron s’est particulièrement bien illustré par sa méconnaissance des enjeux stratégiques.

  • « L’Ukraine doit d’abord prendre la Crimée, cette année, avant le Donbass » estimait le mois dernier auprès d’Euractiv l’ancien commandant des troupes américaines en Europe, le général Ben Hodges. « Tant que la Russie sera en mesure de lancer des avions, des missiles, des drones, ou que la flotte de la mer Noire sera en mesure d’opérer à partir d’ici, le pays ne sera jamais sûr ou sécurisé, ou ne sera pas en mesure de reconstruire son économie. »
  • Les décideurs européens – à l’ouest du continent surtout – continuent de craindre une surenchère dans la guerre. Après avoir longtemps rechigné à fournir du matériel militaire moderne à Kiev, ils craignent maintenant que les Ukrainiens les utilisent, ou en tout cas avec trop d’enthousiasme.
  • C’est un signe de plus de la dichotomie dans la manière de percevoir la guerre à Paris et Berlin d’un côté, et à Kiev de l’autre. Pour les chancelleries de l’UE, l’invasion a commencé en février 2022. En Ukraine, la guerre dure depuis 2014 et l’invasion camouflée de la Crimée par les Russes, et repousser l’ennemi veut dire reprendre tous les territoires occupés depuis 8 ans. Mais pour les Occidentaux, oublier cet épisode, c’est une manière de glisser sous le tapis leur inaction de l’époque.
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