La domination du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale ne cesse de s’effriter. Les banques russes et chinoises préfèrent acheter des euros plutôt que le billet vert américain. Mais si l’euro doit un jour prendre la place du dollar comme principale monnaie, le projet d’euro numérique devra réussir. Les monnaies numériques des banques centrales sont le nouveau champ de bataille de la fintech. Et dans ce monde, la Chine en particulier est actuellement la favorite. Que doit faire l’euro pour battre le yuan numérique ?
Le yuan numérique, version cryptographique de la monnaie fiduciaire émise par la banque chinoise, a été lancé il y a plusieurs mois. Après un projet pilote à Shenzhen et Hong Kong, qui a été accueilli avec des résultats mitigés par les participants, la monnaie numérique est introduite de force à l’intérieur des frontières de la superpuissance asiatique.
Début juillet, il a été révélé que les échelons supérieurs du monde bancaire chinois exigeaient de leurs employés de convaincre chaque année entre 200 et 300 personnes d’ouvrir un portefeuille pour utiliser le yuan numérique. Ceux qui sont performants seront récompensés. Ceux qui sont moins persuasifs risquent une évaluation négative au travail.
Il ne faudra pas longtemps pour que chaque Chinois possède un yuan numérique. Et les commerçants étrangers qui font beaucoup de commerce dans le pays suivront. Ainsi, le yuan chinois sera extrêmement fort d’ici quelques années.
Où est la réponse des États-Unis, dont la monnaie a succédé à la livre sterling britannique en tant que monnaie de réserve mondiale dominante depuis 1944 ? Les Américains eux-mêmes travaillent depuis un certain temps sur leur propre monnaie numérique de banque centrale, ou CBDC. Il s’appellera bien sûr le dollar numérique.
Entre-temps, Washington a compris qu’il fallait se prémunir contre le yuan numérique. C’est pourquoi le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la Banque fédérale de Boston vont unir leurs forces pour découvrir à quoi ressemblera un tel dollar numérique. Une autre tâche importante des deux instituts est de garder un œil sur ce que les développeurs du yuan numérique produisent exactement.
Après tout, vous vous souvenez que j’ai qualifié le yuan numérique de monnaie cryptographique ? Les cryptomonnaies reposent sur la technologie blockchain, des bases de données publiques décentralisées qui regroupent les transactions en « blocs ». Le yuan numérique utilisera en effet la blockchain pour certaines applications telles que les smart contracts (accords ancrés dans le code de la blockchain). Mais contrairement aux véritables cryptomonnaies, comme le Bitcoin et l’Ethereum, le yuan numérique sera tout sauf décentralisé.
Le gouvernement chinois a en fait pris les meilleurs aspects de la technologie blockchain et a créé la monnaie vérifiable ultime avec elle. Aucune transaction avec le yuan numérique ne sera jamais anonyme. Il sera rapide comme l’éclair et consultable, par le gouvernement chinois.
Les concepteurs du dollar numérique eux-mêmes indiquent que la confidentialité sera un problème essentiel pour le déploiement de leur propre monnaie. Mais comment un euro numérique répondra-t-il à ces questions et rivalisera-t-il avec les autres monnaies numériques des banques centrales ?
Contrôle, confidentialité ou sécurité ?
Le 14 juillet, la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé le lancement d’une première expérience de l’euro numérique. Ce projet durera environ 24 mois.
Que savons-nous réellement de l’euro numérique ? « Il y a neuf mois, nous avons publié notre premier rapport sur l’euro numérique. (…) Avec ce travail, nous voulons nous assurer qu’à l’ère du numérique, les citoyens et les entreprises auront toujours accès à la forme d’argent la plus sûre ; une monnaie de banque centrale », avait alors déclaré la présidente de la BCE, Christine Lagarde.
Notez en particulier l’utilisation du mot « sûr ». Alors que la Chine met l’accent sur le « contrôle » et les États-Unis sur la « vie privée », l’Europe s’intéresse principalement à la « sécurité ». Un objectif noble, surtout si l’on considère qu’un grand nombre de personnes sont encore choquées par l’utilisation des cryptomonnaies pour des pratiques criminelles (il suffit de penser à l’incident du piratage des Colonial Pipelines, une artère pétrolière de la côte Est américaine qui alimente 50 millions de personnes en carburant. Les pirates ont reçu 5 millions de dollars en bitcoins pour supprimer leur ransomware). Si nous voulons que les Européens adoptent les monnaies numériques qui utilisent cette technologie blockchain, la BCE devra en effet démontrer de manière adéquate la sécurité de son système.
On peut aussi parler de la vie privée. Les paiements avec l’euro numérique seront anonymes jusqu’à une certaine limite. Il y aura également une limite supérieure pour la conversion initiale des euros sur votre compte bancaire en euros numériques. Nous ne savons pas encore où se situeront exactement ces seuils.
Autre élément important à savoir : l’énergie nécessaire pour effectuer des dizaines de milliers de transactions par seconde avec l’euro numérique est bien sûr négligeable par rapport aux véritables cryptomonnaies comme le bitcoin. Ces pièces ont un système intégré dans lequel les « cryptomineurs » doivent vérifier les transactions, ce qui exige une puissance de calcul croissante et consomme une énorme quantité d’énergie.
L’UE devra se transformer de tortue en lièvre
Bien que le projet de l’euro numérique semble sain, il y a un problème dans un domaine. Il faudra attendre au moins cinq ans avant que l’euro numérique soit disponible. Après 24 mois d’essais, le projet final doit encore être ratifié. Ensuite, la BCE aura encore 3 ans pour introduire la monnaie.
Nous devrons donc attendre encore au moins deux ans avant de pouvoir utiliser une monnaie numérique. Cela signifie que le yuan numérique aura plus de deux ans d’avance sur l’euro numérique.
L’UE a certes montré qu’après un démarrage lent, elle pouvait se transformer en leader (il suffit de regarder sa stratégie de vaccination. Après un démarrage douloureusement lent, l’UE vaccine plus rapidement que les États-Unis depuis cette semaine), nous ne devons pas non plus commettre l’erreur de sous-estimer les Chinois.
Pékin est devenu particulièrement habile à exploiter les faiblesses géopolitiques de l’Occident. Quelques semaines après que les Américains ont commencé à planifier leur sortie d’Afghanistan, une délégation de talibans se rend à Pékin pour discuter de questions de sécurité. La Chine ne veut pas que les talibans abritent des combattants ouïgours. Les Talibans veulent peut-être simplement qu’on les laisse tranquilles. Le Pakistan, allié traditionnel de Washington, éprouve également plus d’affection pour Pékin ces jours-ci, grâce à une rupture stratégique des relations entre le pays et les États-Unis.
Des scénarios similaires peuvent et vont se produire sur le front financier. En 2020, près de 75 % des pays du monde commerceront davantage avec la Chine qu’avec les États-Unis. En 2000, ce scénario était exactement le contraire. Entre-temps, la Chine est devenue un partenaire commercial de l’UE plus important que les États-Unis.
Cette évolution se produit également plus souvent plus près de chez nous : les voisins de l’UE commencent de plus en plus à emprunter de l’argent chinois. Par exemple, en 2014, le Monténégro, pays candidat à l’UE, a emprunté pas moins d’un milliard de dollars à Pékin pour mener à bien un projet de construction irréaliste. Lorsque le Monténégro n’a plus pu rembourser le prêt, le pays a désespérément frappé à la porte de Bruxelles. L’UE a refusé d’aider le Monténégro.
Mais au sein même de l’Union, l’argent chinois commence à pénétrer plus profondément, jusque dans les poches de nos hommes politiques. En septembre, par exemple, la Cour des comptes européenne a averti qu’au moins 15 États membres de l’UE avaient participé au projet chinois « Belt & Road », le plus grand et le plus ambitieux projet de construction au monde, qui met certains pays africains à genoux en raison de leur endettement. Sans oublier que l’ancien Premier ministre Yves Leterme siège depuis 2019 au conseil d’administration du fonds de capital chinois ToJoy.
En d’autres termes, le yuan numérique ne tardera pas à circuler et à s’imposer en Europe. Et cela pourrait arriver bien plus tôt que les cinq années que la BCE s’est données pour lancer l’euro numérique.
Il ne faut pas compter que le miracle de la vaccination tardive en Europe se produise une seconde fois. L’UE devra montrer qu’elle peut passer du statut de tortue à celui de lièvre si elle veut rivaliser avec le monde en évolution rapide des fintechs telles que les CBDCs. Si elle n’y parvient pas, l’UE perdra une occasion unique de positionner sa monnaie comme l’argent de l’avenir et cédera une nouvelle part d’influence à la Chine.
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