Personne ne sait combien de Russes ont quitté leur pays ces dernières semaines, mais selon Mikhail Viktorovich Zygar, ils sont « des centaines de milliers ». L’ancien rédacteur en chef de la chaîne de télévision russe indépendante Dozhd est l’un d’entre eux.
Bien sûr, ce sont les personnes qui peuvent se le permettre qui partent, notamment la classe moyenne russe la plus aisée. Universitaires, journalistes, scientifiques, acteurs, enseignants… Ceux qui ont trop attendu sont au rendez-vous. L’effondrement du rouble a rendu les vols presque inabordables.
Mercredi, le dictateur russe Vladimir Poutine a réagi sans ambages au départ de ces « racailles », appelant à « l’épuration » de la société russe. Ce sont des « nationaux-traîtres » qui collaborent avec l’Occident.
La comparaison avec un autre dictateur a été faite ad nauseam, mais l’historien amateur Poutine semble maintenant clairement s’être égaré dans son livre d’histoire aux alentours de 1937.
Malgré le fait que de nombreux Russes en partance ont résisté au dictateur avec le courage du désespoir au cours des 20 dernières années, ces gens sont maudits. Il est interdit aux émigrants d’emporter leur argent avec eux, et les parlementaires russes ont déjà déposé des propositions visant à les priver de leur citoyenneté et à nationaliser leurs biens. Même au-delà de leurs frontières, ils sont désormais accueillis comme « le peuple de Poutine ». Le dictateur ne fait pas son deuil. Tout comme Lénine a combattu « l’intelligentsia », Poutine préfère se débarasser des critiques dans son propre pays plutôt que de l’enrichir.
Quel sort attend les Russes qui restent ?
L’Occident espérait que ses sanctions viseraient les personnes au pouvoir au Kremlin. En réalité, nous tirons au cœur de la société civile russe. Le Russe qui reste dans son propre pays est le nouveau lépreux. Les équipes de football russes sont exclues de toutes les compétitions ; le pays n’est pas autorisé à participer au concours Eurovision de la chanson et la Formule 1 annule le Grand Prix de Russie de son calendrier. Les spectacles du Ballet Bolchoï, la compagnie de ballet la plus célèbre au monde, ne sont plus les bienvenus à l’étranger. Les appels à l’annulation de Dostoïevski et de Tolstoï se font entendre jusqu’en Belgique.
En évaluant mal la portée des sanctions, ce que les Américains appellent un effet de « rally around the flag » pourrait également se produire en Russie. Les gens qui sont restés en Russie pourraient se rallier derrière leur leader meurtri.
Combien de régimes ont succombé aux sanctions ?
À l’exception peut-être du régime d’apartheid en Afrique du Sud, aucun pays n’a succombé aux sanctions économiques au cours des 50 dernières années. En Iran, en Syrie, en Corée du Nord, au Venezuela, au Belarus et à Cuba, le dictateur est toujours en selle. Ce n’est pas le dictateur qui en paie le prix, mais son peuple.
Les mêmes chefs de gouvernement occidentaux qui annoncent aujourd’hui des sanctions ont été trop heureux de se faire prendre en photo avec lui au cours de la dernière décennie. Barack Obama, David Cameron, Angela Merkel, Silvio Berlusconi, Nicolas Sarkozy… Tous ont fait de leur mieux pour ne pas offenser le dictateur. Surtout lorsqu’il y a des contrats lucratifs à décrocher, la démocratie et les droits de l’homme passent soudain au second plan. Le fait que Poutine ait commis les mêmes massacres à Grozny et à Alep que ce qui se passe actuellement à Mariupol n’a pas d’importance.
Les sanctions économiques ne suffiront pas. La Chine, l’Inde, le Pakistan et des dizaines d’autres pays d’Afrique et d’Amérique du Sud n’attaqueront pas la Russie. Jusqu’à nouvel ordre, l’UE fait à Poutine un chèque quotidien de 700 millions d’euros pour son pétrole et le gaz. Les gouvernements occidentaux subventionnent donc aujourd’hui directement la guerre en réduisant artificiellement les prix à la pompe. Le summum de l’hypocrisie, selon Wolfgang Münchau d’EuroIntelligence.
La vérité qui dérange est que les seules sanctions ou actions qui peuvent influencer le comportement de Poutine sont celles qui menacent directement ou indirectement sa position de pouvoir. Le pouvoir est la seule chose qui intéresse les dictateurs, car ils savent ce qui les attend lorsqu’ils perdent le contrôle des choses.
Si Poutine doit bientôt construire un mur autour de la Russie pour assurer sa position de pouvoir, il n’hésitera pas à le faire. Une fois encore, l’Occident opte pour la solution à court terme la plus confortable. Jusqu’à ce que nous percutions ce mur.