Interrogé par la RTBF, Samuele Furfari, professeur en géopolitique de l’énergie à l’Université libre de Bruxelles (ULB), apporte un regard très éclairant sur la crise du gaz en Europe. L’Allemagne, de par sa politique laxiste et naïve, est au cœur du problème et sera la première à en payer le prix. À plus long terme, les prix devraient par contre baisser, car le gaz « est hyperabondant ». « Avant la crise, on ne savait même plus quoi en faire ».
L’Union européenne s’est lancée dans une course contre-la-montre pour remplir ses stocks de gaz d’ici l’automne. Histoire de passer l’hiver au chaud, comme on dit. De ce point de vue, les chiffres montrent qu’on se dirige dans la bonne direction, malgré le fait que Vladimir Poutine s’amuse à jouer avec les vannes de Gazprom.
Pour l’heure, Nord Stream 1 ne fonctionne qu’à 20% de ses capacités. Mais même à ce rythme, les stocks européens devraient être remplis entre 75 et 80%, soit pas très loin des objectifs fixés. La Commissaire européenne à l’Énergie, Kardi Simson, comme la ministre belge de l’Energie, Tinne Van Der Straeten, se sont récemment montrées plutôt confiantes à ce sujet: il n’y a pas de risque pour les citoyens européens cet hiver.
Mais alors pourquoi l’UE vient-elle de se mettre d’accord sur un plan commun pour réduire 15% de la consommation de gaz d’ici à la fin de l’hiver prochain ? C’est avant tout une demande de l’Allemagne, qui craint pour son industrie.
La politique désastreuse de l’Allemagne
Pour comprendre en quoi la crise du gaz est un problème essentiellement allemand, il faut écouter le professeur Furfari. Il explique qu’il y a d’abord toute une série de pays qui ne dépendent pas du gaz russe comme l’Espagne, le Portugal, la Belgique ou encore la France. Leurs sources de gaz se trouvent en Norvège, en Algérie et par GNL. Ceux qui dépendaient du gaz russe comme la Pologne ont fait tout le nécessaire pour s’approvisionner ailleurs, notamment aux États-Unis, au Qatar et en Norvège. Même chose pour les pays baltiques.
Mais pourquoi l’Allemagne n’a pas fait de même ? Parce qu’elle ne dispose pas des infrastructures nécessaires et qu’elle a principalement basé sa politique gazière sur Nord Stream 1 et Nord Stream 2. Pas de terminaux gaziers pour accueillir du GLN, par exemple. « Ils n’en ont pas voulu. D’abord en disant ‘on n’a pas besoin de gaz parce que le futur, ce sont les énergies renouvelables’. Et deuxièmement, les écologistes n’en ont pas voulu, ils ont tout bloqué. Ils ont eu des propositions bien entendu, mais les écologistes ont bloqué et donc il leur manque des infrastructures. »
« Le gaz, c’est l’énergie du siècle. Il y en a beaucoup dans le monde, partout, mais il fallait investir dans des infrastructures. Et l’Allemagne ne l’a pas fait. Elle a investi uniquement dans Nord Stream pour se connecter à la Russie. »
C’est ce manque d’infrastructure qui empêche aussi l’Allemagne de recevoir du gaz de ses partenaires à l’autre bout du continent. Il est impossible techniquement pour l’Espagne et le Portugal de fournir du gaz à l’Allemagne. C’est ce qui fait dire au professeur de l’ULB que le plan de l’UE de réduire la consommation de gaz est surtout de l’ordre du symbole, pour montrer une certaine solidarité avec les Allemands. Le gaz économisé ne pourrait de toute façon pas être redistribué. Voir à ce sujet, notre article en 5 graphiques qui montrent les enjeux de la crise du gaz actuelle.
Idem pour le stockage: pendant longtemps, l’Allemagne a préféré vendre son gaz à la Pologne plutôt que de le stocker. À un certain moment, c’est Gazprom qui vendait le gaz à l’Allemagne, puis qui le stockait en Pologne. « C’est vraiment incroyable ce que l’Allemagne a fait. C’est en dessous de toute stratégie », commente Furfari.
Temporaire
Il faut savoir que le gaz est utilisé essentiellement pour des usages thermiques en Allemagne, l’électricité ne représentant que 6% de la consommation. Les citoyens vont-ils avoir froid cet hiver ? Le gouvernement allemand a déjà clairement fait savoir que la priorité leur serait évidemment donnée. Par conséquent, c’est l’industrie allemande qui est en première ligne. « L’hiver va être là, et les usines doivent tourner. Et surtout, l’industrie chimique a besoin de gaz. Donc l’Allemagne n’est pas sortie de l’auberge », estime Furfari, qui pointe aussi du doigt l’Italie parmi les pays en difficulté. Pour le reste, le scientifique ne voit pas de situation catastrophique.
À plus long terme, l’Europe doit se tourner et se tourne déjà vers d’autres pays. Il y a bien sûr le gaz de schiste américain à propos duquel le scientifique s’interroge : « On n’a pas voulu produire du gaz de schiste en Europe, mais on l’achète aux États-Unis. Pas depuis la crise, depuis maintenant cinq ans, on achète du gaz aux États-Unis, du gaz de schiste qui est transporté par bateau et qui arrive par méthaniers. » L’Europe n’est pas à une contradiction près.
La Russie reste bien sûr un acteur incontournable du gaz dans le monde, avec 20% des réserves mondiales, mais il y a aussi l’Iran ou la Libye (si des sanctions ne pesaient plus sur elles), le Nigeria, l’Angola ou dernièrement Israël.
En fait, Furfari ne voit dans la crise actuelle qu’un problème temporaire: « Le danger est ponctuel pendant deux ou trois ans, mais après le gaz est hyperabondant. Je le dis toujours, le gaz, c’est très compétitif. Le prix du gaz va chuter parce qu’il y a beaucoup de vendeurs de gaz dans le monde. Jusqu’à récemment, on ne savait même plus où vendre du gaz. Cette crise est temporaire. »
À court terme, « le problème, c’est pour l’industrie allemande, c’est surtout l’industrie allemande qui va payer les pots cassés. » Sauf que l’Allemagne et ses industries sont l’un des deux poumons de l’économie européenne. l’industrie allemande qui peine, c’est en tas de PME qui toussent, notamment en Belgique, pour qui l’Allemagne est le premier partenaire commercial.