Le mouvement de la « décroissance » (ou degrowth) semble prendre de l’ampleur ces derniers mois, avec notamment un congrès important au Parlement européen et une attention croissante de la part des médias. L’idée part d’une préoccupation tout à fait légitime concernant le climat et l’environnement : ces deux éléments sont sous pression et, pour l’instant, nous ne sommes pas sur la bonne voie pour parvenir à un modèle véritablement durable dans les meilleurs délais. La conclusion est donc que les choses doivent changer radicalement : notre modèle économique doit être complètement révisé, nous devons nous éloigner de l’objectif de croissance économique, nous contenter de moins et aller vers une redistribution massive à l’échelle mondiale.
L’inquiétude est justifiée, tout comme le constat d’un sentiment d’urgence encore trop faible aujourd’hui. Mais les recettes proposées sont irréalistes et risquent de nous éloigner considérablement d’un modèle réellement durable. Voici donc cinq raisons pour lesquelles la décroissance n’a aucun sens :
1. Pas d’État-providence sans croissance économique
Notre État-providence actuel repose sur la croissance économique, en partie pour faire face à l’impact du vieillissement de la population. En raison de ce vieillissement, les pouvoirs publics devront dépenser chaque année davantage d’argent pour les pensions et les soins de santé dans les années à venir. Les dernières estimations indiquent qu’en conséquence, les dépenses publiques annuelles seront supérieures de 18 milliards (en euros d’aujourd’hui) d’ici à 2050. Mais cette estimation repose sur l’hypothèse d’une croissance économique normale et continue. Si cette croissance devait s’arrêter complètement, la facture annuelle du vieillissement passerait à 64 milliards. Et dans le cas d’une économie en contraction (« décroissance »), ce chiffre serait encore plus élevé. En réalité, même avec une croissance économique normale, maintenir notre État-providence à flot sous la pression du vieillissement sera un défi majeur (mais réalisable). Dans le cas d’une économie en décroissance, cela devient impossible et nécessitera donc des coupes sombres dans l’État-providence.
2. Sans croissance, notre gouvernement fait faillite
Il en va de même pour l’ensemble des finances publiques. Avec le déficit budgétaire actuel, le vieillissement à venir de la population et les attentes actuelles en matière de croissance économique et de taux d’intérêt, notre dette publique continuera d’augmenter dans les années à venir. Sans intervention, nous nous dirigerons vers 130% du PIB d’ici à 2030, et plus encore par la suite. Cela aussi dans l’hypothèse d’une croissance économique normale. Si cette croissance devait s’arrêter, on obtiendrait des scénarios très différents pour la dette : en l’absence de croissance économique, elle augmenterait de manière spectaculaire. Avec une économie en pleine croissance, la situation s’aggrave. La Belgique connaîtrait alors rapidement des difficultés sur les marchés financiers et, à terme, ne serait plus en mesure de financer la dette publique. Cela conduirait alors à des réductions douloureuses des dépenses publiques, concrètement dans les allocations, l’enseignement, l’infrastructure publique…, avec des conséquences sociales et économiques dramatiques. Sans croissance économique, nous ne pouvons pas maintenir notre administration publique actuelle.
3. Vers un jeu à somme nulle
Sans croissance économique, les membres de la société ne peuvent gagner qu’au détriment des autres. Dans une économie en décroissance, la situation est encore pire : les gens doivent alors abaisser leur niveau de vie pour maintenir le niveau de vie moyen. Les « décroissants » semblent penser que ce problème peut être résolu par une redistribution massive, notamment en augmentant les impôts sur les « riches ». Mais le niveau de charge fiscale que cela impliquerait devient rapidement très irréaliste. Aujourd’hui, en Belgique, la charge fiscale sur le capital est déjà presque la plus lourde d’Europe. Si nous voulions vraiment atteindre le niveau le plus élevé, cela signifierait des recettes fiscales supplémentaires de l’ordre de 4 milliards. Compte tenu de l’impact négatif sur l’activité économique, le résultat final serait inférieur (en partie parce que les capitaux quitteraient la Belgique). 4 milliards, c’est évidemment beaucoup d’argent, mais c’est totalement disproportionné par rapport aux projets gigantesques qui se cachent derrière l’idée de la décroissance.
4. Démocratiquement irréalisable
Le récit de la décroissance appelle à un ajustement massif du comportement de grands groupes de personnes, à une redistribution mondiale d’une ampleur sans précédent et à un rejet volontaire de la prospérité matérielle pour une grande partie de la population en Occident. Et cela devrait se faire de manière démocratique, et aussi à court terme. C’est très peu probable. Il est déjà très douteux qu’une grande partie de la population occidentale renonce volontairement à une part importante de son niveau de prospérité actuel. Il est tout à fait exclu que cela puisse se faire dans un délai compatible avec la nécessité d’une transition durable accélérée.
5. La décroissance ne conduit pas à un modèle durable
Ce n’est pas en pratiquant un peu moins une activité polluante que l’on parviendra à un modèle véritablement durable. Voler moins permet en effet de réduire les émissions de gaz à effet de serre des avions. Mais cela ne réduira jamais ces émissions à zéro (à moins d’arrêter complètement de voler). La véritable solution consiste à développer la technologie qui nous permettra de voler sans émissions (ou autres effets secondaires nocifs). Dans une perspective plus large, il ne s’agit pas tant de consommer moins d’énergie (polluante) que de produire de l’énergie de manière non polluante (qui peut ensuite être consommée indéfiniment). Pour réaliser ce type d’innovation, il faut simplement plus de croissance économique pour financer les investissements nécessaires dans la recherche et le développement et dans les nouvelles technologies. Dans un scénario de décroissance, les chances de réaliser de tels investissements seraient bien moindres, ce qui nous placerait dans une situation moins favorable en termes de durabilité à long terme.
La transition durable représente un défi de taille. Des mesures sont déjà prises dans ce domaine : en Belgique aussi, il existe déjà un découplage effectif entre l’activité économique et les émissions de gaz à effet de serre (les émissions diminuent tandis que l’économie croît). Mais jusqu’à présent, les choses avancent trop lentement. Nous devons accélérer les choses, y compris au niveau international. Mais nous n’y parviendrons pas en appliquant les recettes de la décroissance. Au contraire, nous devons simplement évoluer vers une croissance plus durable. Pour y parvenir, il faut plus d’innovation et plus d’investissements. Pas une diminution des investissements.
Bart Van Craeynest est économiste en chef chez Voka et auteur du livre « Terug naar de feiten ».
(MB)