La flotte russe de la Baltique a annoncé qu’elle avait effectué une série de simulations d’attaques de missiles avec son système Iskander équipé de têtes nucléaires depuis Kaliningrad. Ce n’est pas la première fois que l’enclave russe – d’une taille équivalente à celle de la Flandre et située entre la Pologne et la Lituanie, deux pays membres de l’OTAN et de l’UE – fait l’objet d’agitations militaristes de la part de la Russie. Mais à la lumière de l’agression de la Russie envers l’Ukraine, nous ne devrions pas prendre cette question trop à la légère. Pour Kaliningrad c’est très important.
Le système de missiles Iskander a été introduit dans la région en 2016, puis mis à niveau en 2018, dans le cadre d’une stratégie russe visant à contrer le déploiement par l’OTAN d’un bouclier de défense antimissile en Europe. Des exercices militaires réguliers ont également eu lieu avec la flotte russe de la Baltique, dont le quartier général se trouve à Kaliningrad, notamment Zapad-21 à l’automne dernier, et une série de simulations de guerre depuis l’invasion de l’Ukraine.
Kaliningrad est l’un des 46 oblasts (régions administratives) que compte actuellement la Russie, mais le seul à ne pas avoir de frontière terrestre avec le reste du pays. Les racines de la région remontent loin dans l’histoire et sont étroitement liées au destin de la Prusse orientale et de sa capitale, Königsberg. Fondée par l’Ordre Teutonique en 1255, elle est souvent associé au militarisme allemand, mais elle est également célèbre pour les philosophes Emmanuel Kant, qui a vécu toute sa vie à Königsberg, et Hannah Arendt, qui y a passé une partie de son enfance.
Campagne de purification ethnique et de russification
Comme la plupart des régions de cette partie de l’Europe, les guerres – et les accords de paix qui y ont mis fin – ont façonné la composition ethnique et les frontières politiques. La Prusse orientale a été séparée géographiquement du reste de l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, avec la création de la « ville libre » de Dantzig et l’établissement du Corridor polonais. Cependant, elle est restée allemande jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, où elle a été conquise par l’Armée rouge au début de 1945. La frontière entre la Pologne et l’Union soviétique a été convenue à la conférence de Yalta et formalisée lors de la dernière réunion officielle des Trois Grands (URSS, États-Unis et Grande-Bretagne) à Potsdam en 1945.
La ville de Königsberg et la région adjacente (alors environ un tiers de la Prusse orientale) tombent ainsi aux mains de Staline. Le dirigeant russe l’a rebaptisé en 1946 en l’honneur de Mikhaïl Kalinine, qui était président du présidium du Soviet suprême à sa mort.
Autrefois une région très mélangée avec une population d’Allemands, de Polonais, de Lituaniens et de Juifs, Kaliningrad a été ethniquement nettoyée de la plupart de sa population allemande par Staline. Elle a été suivie d’une campagne de russification systématique visant à effacer toute trace d’héritage allemand.
Après la chute du communisme
Après la chute du communisme, Kaliningrad a bénéficié d’un statut économique spécial que lui a accordé le gouvernement russe en 1996, ainsi que de l’amélioration des liens avec l’UE dans les années qui ont suivi. Ces dernières années, Kaliningrad a également vu sa valeur économique croître en tant que l’un des nœuds des réseaux commerciaux multimodaux reliant Xi’an, en Chine centrale, au marché européen via l’Asie centrale et la Russie, le long du nouveau corridor terrestre eurasien de l’initiative chinoise « Belt and Road », ou « les nouvelles routes de la soie ». (Mais cela a aussi rendu la région très vulnérable dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales contre la Russie).
Pour la Russie, cependant, la principale signification de Kaliningrad est militaire. En tant que base militaire, la région contribue de manière significative à la profondeur stratégique de la Russie et constitue un atout crucial pour Moscou dans ses capacités de déni de zone d’accès dans la mer Baltique, sapant la marge de manœuvre de l’OTAN dans les États baltes et dans certaines parties de la Pologne.
Et si la Russie s’emparait de la brèche de Suwalki ?
L’un des scénarios redoutés est que la Russie s’empare d’une bande de terre d’environ 100 kilomètres à la frontière entre la Pologne et la Lituanie, la brèche de Suwalki, bordée d’un côté par l’enclave russe, et de l’autre par la Biélorussie. Si la Russie optait pour cette manœuvre, il serait impossible à l’OTAN d’acheminer des renforts vers l’Estonie, la Lituanie, ou la Lettonie ; avec leurs systèmes de missiles à Kaliningrad, les Russes disposeraient d’un atout majeur qui fait que l’Alliance ne pourrait guère venir en aide aux trois républiques baltes, pas même par voie maritime ou aérienne.
Ainsi, si la guerre en Ukraine devait s’intensifier – éventuellement avec des actions russes contre l’Estonie et la Lettonie, qui comptent des communautés ethniques russes et russophones relativement importantes – Kaliningrad serait un point de départ important pour les opérations russes. Les exercices militaires à Kaliningrad sont donc un indice des capacités russes et un moyen de faire davantage pression sur l’Occident.
À la lumière de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, cet indice doit être lu non seulement comme une manœuvre défensive de la part de Moscou, mais aussi comme un signe des futurs possibles : le prochain tir de missile depuis Kaliningrad ne sera peut-être pas une simulation.