Quand on songe aux frontières qui pourraient encore se modifier en Europe, on songe -excepté le cas ukrainien – à quelques régions séparatistes qui pourraient un jour obtenir leur indépendance. La Catalogne en Espagne par exemple, ou, qui sait, la Flandre chez nous. Un autre cas qui parait crédible à moyen terme est celui de l’Écosse où, malgré l’échec du référendum de 2014, les indépendantistes au pouvoir ne lâchent pas leur objectif final. D’autant que le Brexit a depuis creusé davantage le fossé entre l’Angleterre et une Écosse plutôt pro-européenne. Mais c’est aussi le cas de l’autre côté de la mer, à Belfast.
Le divorce – pas vraiment à l’amiable- entre Londres et l’UE pourrait aussi avoir des conséquences territoriales pour l’île d’émeraude, toujours divisée entre une république indépendante au sud et une Irlande du Nord rattachée à la Grande-Bretagne, et qui représente un sixième de l’île ainsi qu’entre un quart et un tiers de sa population.
Le Brexit, la nouvelle frontière qui divise l’Irlande
Après un siècle de guerres civiles et de troubles par intermittence sur la question de la réunification de l’Irlande, se pourrait-il que le Brexit soit l’élément déclencheur à une grande réconciliation ? C’est possible, selon une analyse publiée par Bloomberg. Ce grand divorce a retracé de vraies frontières entre l’UE et le Royaume-Uni, et celles-ci sont particulièrement tangibles entre les deux populations irlandaises, qui se voient brusquement séparées à nouveau alors que des liens humains et économiques s’étaient à nouveau tissés par delà le seul lien terrestre entre Grande-Bretagne et Union européenne – ce qui faisait de l’Irlande du Nord un des territoires britanniques les plus rétifs au Brexit.
Face à ce divorce très désavantageux pour eux, les Irlandais du nord semble décidés à punir dans les urnes les partis unionistes (pro-britanniques) lors des élections de mai prochain, et c’est le Sinn Fein, le parti pro-réunification de l’île qui gagne en popularité depuis plusieurs années (27% des voix en 2017), qui semble rendre la tête des sondages, ce qui pourrait lui faire obtenir le siège de Premier ministre pour la première fois de son histoire.
Le bras politique de l’IRA
Un événement d’autant plus symbolique que le Sinn Fein est historiquement la branche politique de l’IRA, l’Armée républicaine irlandaise, un nom qui a désigné plusieurs organisations paramilitaires indépendantistes de l’histoire de l’île. Voir ce parti au pouvoir aurait été impensable jusqu’à très récemment. « L’ensemble du paysage politique a changé de façon spectaculaire », confirme Diarmaid Ferriter, professeur d’histoire moderne à l’University College de Dublin. « Psychologiquement, symboliquement et pratiquement, il s’agit d’un changement de fusil d’épaule et, étant donné l’histoire chargée de l’Irlande du Nord et la nature de l’État, c’est un développement très significatif. »
Les sondages réalisés en novembre et décembre en Irlande du Nord et en République d’Irlande ont révélé que les électeurs s’attendent à un pays réuni dans les dix prochaines années.
« Ceux qui sont devenus nationalistes en réponse au Brexit sont de plus en plus convaincus qu’une Irlande unie serait un meilleur arrangement pour vivre et ils pensent que cela va se produire », a déclaré Katy Hayward, professeur de sociologie politique à l’Université Queen’s de Belfast.
Le même parti au pouvoir à Dublin et à Belfast ?
Là où la piste d’une réunion des deux Irlande prend un tournant encore plus crédible, c’est que le Sinn Fein gagne aussi en popularité à Dublin : le parti a réussi à séduire les électeurs sur des questions socio-économiques telles que le logement et les inégalités. Un sondage réalisé en décembre plaçait le parti à 35%, les partis de la coalition au pouvoir, Fianna Fail et Fine Gael, étant à 15 points derrière.
Mais dans la République, les prochaines élections ne sont attendues que dans trois ans, ce qui laisse un délai suffisant pour que ces prédictions soient dépassées par les événements. Il n’empêche que c’est la première fois que les partis pro-réunifications peuvent briguer le pouvoir des deux côtés de l’île, et c’est potentiellement historique. Dans la République, depuis au moins 2019, l’unification est en tout cas redevenue un sujet réel de débat, et ce au delà de l’électorat du Sinn Fein.
Celle-ci ne serait guère facile pour autant : il y a de nombreux épisodes historiques douloureux à surmonter, sans parler des symboles, comme les hymnes nationalistes du sud, qui pourraient mal passer au nord. Cela voudrait aussi signifier que Belfast retournerait de facto dans l’UE, mais devrait au passage adopter l’euro : une première pour un territoire qui est encore britannique. Quant aux différents religieux, ils pourraient ressurgir un temps, mais si la République reste très imprégnée de catholicisme, elle demeure un État européen démocratique qui pourrait assurer les droits des protestants d’Ulster, soudainement devenus une minorité. À supposer bien sûr que ce futur se réalise pour l’île d’émeraude.