Là où les gens se rassemblent règne un instinct grégaire irrationnel qui conduit facilement à de la violence, du vandalisme, à la révolution et à d’autres formes de troubles sociaux. Cette vision domine depuis des années notre perception du comportement de masse, mais selon une étude récente de psychologie sociale, cette idée serait totalement fausse.
Le psychologue français du 19ème siècle Gustave Le Bon a décrit le comportement de masse comme une paralysie cérébrale : « (L’individu) n’est plus lui-même et devient un automate (…), un barbare, un grain de sable parmi d’autres grains de sable que le vent attise à volonté ».
Bien que cette vision domine encore notre conception du comportement des foules, une étude psychologique récente jette un tout autre regard sur ce phénomène. Les individus en groupe n’abandonneraient pas leur rationalité et leur conscience d’eux-mêmes, mais se définiraient plutôt selon des considérations rationnelles sur base des personnes qui les entourent. Leur identité sociale définirait comment ils vont se comporter ensuite.
Selon Stephan Reicher, de l’Université de St Andrews, la nouvelle théorie est étayée par les données disponibles au sujet des troubles sociaux des 30 dernières années – des conflits raciaux aux Etats-Unis dans les années 60 aux troubles plus récents en Angleterre et en France. Les facteurs sous-jacents les plus importants ont toujours été l’inégalité socio-économique et un sentiment largement répandu d’abandon par l’ordre établi chez certains groupes sociaux.
Selon Reicher, les masses ne se comportent donc pas de manière irréfléchie ou irrationnelle. Au contraire, les individus qui appartiennent à un groupe déterminé se sentent suffisamment lésés pour se tenir la main et réagir ensemble. Ensuite, ils agissent en accord avec les membres de leur groupe.
Ce schéma explique aussi pourquoi des foules sont souvent prises de panique lors de cas d’urgence. Ainsi, bon nombre de personnes sont mortes pendant les attaques du 11 septembre parce qu’elles ont traîné dans les bâtiments du World Trade Center – un exemple typique de confusion de masse selon le psychologue spécialisé dans les catastrophes John Leach.
Clifford Stott, chercheur auprès de l’Université de Leeds, a étudié la mentalité des hooligans et est arrivé à une conclusion similaire. Des groupes de supporters de football sont devenus violents pendant les Coupes du Monde de 1990 et 1998 après avoir eu l’impression d’être visés par la police locale. Par contre, les supporters écossais sont restés, malgré leur consommation excessive d’alcool, particulièrement calmes parce que la non-violence faisait partie de leur identité de groupe.
Sur base des conseils de Stott, les autorités portugaises ont essayé, pendant les Championnats d’Europe de 2004 d’appliquer une tactique de gestion des foules moins susceptible de donner lieu à des conflits grâce à laquelle elles ont pu éviter presque tout trouble. Depuis cette époque, le modèle d’identité sociale est devenu la base des stratégies de la police lors des compétitions de l’UEFA. Dans différents pays, cette pratique s’est aussi appliquée en dehors du football.
En conclusion, les résultats de Reicher, Leach et Stott montrent que de forts sentiments de collaboration et d’altruisme – appelés par le psychologue social John Drury « résilience collective » – sont la norme lors de situations qui mettent la vie en péril. Des crises transformeraient des groupes de personnes étrangères les unes pour les autres en « foules psychologiques » exprimant un sentiment d’appartenance.
Ce dernier point peut être une explication au fait que les participants à des protestations de masse et à des révolutions jettent un regard rétrospectif plein de passion sur leurs actions. Voilà par exemple, quelques déclarations de participants à la révolte égyptienne de 2011 :
– Le journaliste scientifique Mohammed Yahia : « La révolution a été le plus grand événement auquel j’aurai participé dans ma vie. Ça a été un bout de paradis ».
– Basem Fahy : « Personne ne s’occupait du fait que tu sois chrétien ou musulman, pauvre ou riche ».
– La journaliste Ursula Lindsey : « Vous voyiez cette foule et vous saviez que le destin se jouait à vos côtés. Cela donnait un sentiment de justesse et ça a été pour beaucoup une expérience fantastique. Tout le monde était grisé par la grandeur du groupe. Vous voyiez leur peur se diluer et vous ressentiez de la joie parce qu’il y avait tant de monde à vos côtés. Ces 18 jours ont fait ressortir le meilleur de toutes les personnes présentes ».
Le journaliste Michael Bons conclut sur Aeon : « L’idée que comme groupe, nous donnons le meilleur de nous-mêmes est en contradiction avec la vision traditionnelle depuis la révolution française, mais est maintenant étayée scientifiquement. La cohésion des supporters de foot, l’altruisme des victimes de catastrophes et la solidarité des révolutionnaires : les arguments en faveur de la rationalité et de l’intimité des foules sont écrasants ».
(Via: Aeon)