Rarement, voire jamais, un arrêt de la Cour suprême américaine n’a eu d’impact en Europe, et encore moins en Belgique. En tout cas jusqu’au week-end dernier. L’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, un jugement de la Cour suprême vieux de cinquante ans qui garantissait le droit à l’avortement dans tous les États-Unis, a provoqué un flot de réactions politiques chez nous.
- Dans ce débat, une vieille plaie a refait surface au sein de la Vivaldi. À l’époque, en 2019 et 2020, une majorité se dessinait au Parlement pour assouplir la législation sur l’avortement qui est encore assez stricte en Belgique. Socialistes, écologistes, libéraux et même communistes voulaient étendre ce droit fondamental des femmes à disposer de leur corps.
- Un projet de loi était sur la table, prêt à être rédigé pour étendre l’avortement de 12 à 18 semaines après la conception, et de réduire la période de réflexion qui était de 6 jours. Mais les chrétiens-démocrates du CD&V ont finalement bloqué le dossier, repoussant continuellement le vote au Parlement par des renvois devant le Conseil d’État.
- En raison des règles relativement strictes qui ont cours chez nous, environ 500 femmes belges traversent la frontière chaque année, principalement vers les Pays-Bas, pour se faire avorter. À titre de comparaison : suite à l’arrêt Roe v. Wade, jusqu’à vendredi dernier en tout cas, l’âge maximum était de 15 semaines aux États-Unis, de sorte que les Américaines disposaient de facto de « plus de libertés » que les femmes belges.
- La polémique dans le débat en Belgique s’est assez rapidement cristallisée autour du Vlaams Belang, qui est le seul, du côté flamand, à vouloir restreindre davantage les règles actuelles en matière d’avortement. Du côté francophone, le bourgmestre MR de Wezembeek-Opem, Frédéric Petit, a réussi à attirer l’attention sur lui en soutenant publiquement la décision de la Cour suprême. Le président du PS, Paul Magnette, s’est empressé de condamner cet « élu du MR », qui portait « une position révoltante et indigne », écrivait-il sur les réseaux sociaux ce weekend, indiquant que « l’absence de condamnation de son président (Georges-Louis Bouchez, ndlr.) en dit long sur la tournure réactionnaire que prend ce parti. » Les critiques provenant d’Ecolo et de DéFI se sont également abattues très rapidement sur le président des libéraux francophones.
- Georges-Louis Bouchez a dans un premier temps défendu la liberté « d’opinion » de son élu, qui n’avait pas commis de « délit ». « Raisons pour lesquelles, même si ma position est totalement en faveur de la liberté des femmes à disposer de leur corps et donc en faveur du droit à l’avortement, il est libre et responsable de ses propos qui n’engagent que lui. »
- Finalement, Bouchez a été contraint de rappeler que son parti était favorable à des lois plus étendues en matière d’avortement : un point qu’il avait d’ailleurs défendu avec acharnement en 2020.
Concrètement : le sujet de l’avortement sera désormais difficile à éviter pour Sammy Mahdi, le nouveau président du CD&V.
- Le PS est immédiatement passé à l’offensive : le droit à l’avortement doit être inscrit dans la Constitution, estimait ce weekend le chef de groupe, Ahmed Laaouej. Ce n’est pas une mauvaise idée si l’on veut faire quelque chose de symbolique, sans remuer inutilement la coalition.
- On se rappelle que lors de la formation de la Vivaldi, le CD&V a fortement appuyé sur les freins afin de bloquer le projet de loi à la Chambre. Joachim Coens, par conviction chrétienne profonde, était déterminé à ce sujet : ce dossier semblait bloquer toute progression dans les négociations autour d’un gouvernement fédéral. Le CD&V en faisait une véritable question de principe et condition d’existence de la Vivaldi.
- L’accord passé par la Vivaldi a finalement été de ne rien voter à la Chambre contre l’avis d’un partenaire de la coalition. Le dossier a ensuite été mis au frigo, via la nomination d’un « comité d’experts » qui était censé donner un avis, ce qui a fait gagner du temps à tout le monde. La Vivaldi pouvait alors se former.
- Le nouveau président du CD&V, Sammy Mahdi, parait moins fermé sur cette question que son prédécesseur. Il a toutefois évoqué prudemment le sujet le week-end dernier : « Nous devons attendre le verdict de cette commission », a-t-il déclaré. Or cette commission sera prête à statuer à la fin de cette année, ce qui refroidit déjà l’agitation autour du dossier.
- La question est de savoir si le CD&V pourra évacuer la pression aussi longtemps. On sait déjà qu’une initiative constitutionnelle obtiendrait rapidement beaucoup de soutien : la présidente de Groen, Nadia Naji, s’est déjà prononcée avec force en faveur d’une telle initiative, tout comme Ecolo et l’Open VLD.
- Fait remarquable, l’ancienne présidente de l’Open Vld, Gwendolyn Rutten, est intervenue dans le dossier, alors qu’elle se fait rare dans les commentaires politiques. Elle veut faire avancer le dossier dans l’hémicycle : « Y a-t-il jamais eu un meilleur moment pour montrer au monde que nous prenons les droits des femmes au sérieux ? Que les femmes de notre pays sont maîtresses de leur propre ventre ? Que le Parlement donne un signal clair et assouplisse les lois belges sur l’avortement », a-t-elle déclaré ce week-end. Le délai serait élargi à 20 semaines, avec une période de réflexion raccourcie de six à deux jours, et surtout, l’avortement serait sorti du Code pénal.
- La question est de savoir si les partis Vivaldi oseront faire passer le projet de loi, ou si l’initiative visant à l’inscrire dans la Constitution suffira pour l’instant, comme échappatoire. Après tout, aucun parti à la Chambre n’est contre le droit à l’avortement en tant que tel.
Le MR politise encore un peu plus le débat: « Il faut renvoyer le religieux à la maison ».
- On le voit déjà à travers les réactions des uns et des autres, il sera difficile de mettre tout le monde d’accord. Comme le montre la sortie de Georges-Louis Bouchez dans La Libre ce lundi après-midi.
- Le président du MR n’est pas contre le fait de placer le droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, comme proposé par le PS, mais il voudrait le faire dans une perspective plus large que l’on pourrait résumer comme suit : le religieux ne peut intervenir sur les droits fondamentaux.
- « On voit dans le monde une poussée du fait religieux et des obscurantismes. On le voit aussi très souvent à Bruxelles, d’ailleurs. Ces obscurantismes pourraient remettre en cause le droit à l’avortement, mais aussi le droit à l’euthanasie, les droits des homosexuels, etc. »
- « Le MR propose donc d’intégrer dans la constitution le droit à disposer librement de son corps afin de sanctuariser ces droits fondamentaux. »
- Derrière cette idée, il y a la volonté de remettre au centre du débat un thème qui tient à coeur au président du MR : la neutralité de l’État. « En inscrivant la neutralité de l’État dans la Constitution, on pourrait faire obstacle aux éventuels textes qui remettraient en cause les fondements de notre société au nom des religions. Par ce biais, on renvoie le fait religieux à la maison. » Un texte est d’ores et déjà à l’étude et le dossier sera porté à la Chambre.
- Bien sûr, en lame de fond, le texte sur l’abattage avec étourdissement, récemment rejeté au Parlement bruxellois, est encore présent dans certaines têtes, tout comme les autres dossiers qui touchent à la neutralité de l’État (port du voile dans l’administration publique par exemple).
- Du côté de DéFI, et de la députée Sophie Rohonyi, on juge que porter l’IVG dans la Constitution porte une certaine « valeur symbolique » et que cela pourrait contrer « une simple majorité conservatrice », mais qu’il s’agit avant-tout « d’une manœuvre de diversion », estime la députée.
- « Cette inscription ne se fera pas sous cette législature et ne changera rien à la situation des femmes (…). Plutôt que de faire diversion, Ahmed Laaouej ferait mieux, comme chef de groupe du PS, de remettre sa proposition de loi sur la dépénalisation de l’IVG à l’ordre du jour à la Chambre. »
- C’est en effet ce texte, reporté de multiples fois à cause du CD&V, qui sert de base à la discussion: « Les partis progressistes de la Vivaldi doivent laisser le Parlement s’exprimer, car une majorité parlementaire existe », a-t-elle ajouté. En résumé: pourquoi attendre ?
- Ahmed Laaouej nie le fait de vouloir geler le dossier et s’en remet à la décision du groupe d’experts qui doit statuer en fin d’année. Cette méthode avait été choisie « pour établir un consensus », rappelle le socialiste. Le débat sur la révision de la Constitution peut très bien se faire en parallèle, précise-t-il.