Rachat de la concurrence et échange illégal d’informations avec les médias : une décennie de pratiques douteuses a mené Bpost à une enquête et au licenciement de son CEO. « Ce n’était pas beau à voir », disent les initiés

« Nous avons mal agi pendant dix ans, en ne suivant pas suffisamment les directives européennes. Des réunions avec des acteurs des médias, des échanges d’informations que nous n’étions pas autorisés à connaître, des rachats pour le moins bizarres : ce n’était pas beau à voir », nous explique un témoin-clé, dans l’affaire des contrats pour la livraison par Bpost des journaux de la presse, sous couvert d’anonymat. Son histoire est confirmée par une deuxième personne impliquée, qui était également un témoin-clé. Tous deux pointent aussi du doigt deux rachats qui, lors de l’attribution du marché des journaux en 2015 et 2021, ont coloré l’ensemble du tableau. Car en 2015, le top management de Bpost de l’époque a repris dans d’étranges circonstances son grand concurrent AMP, qui menaçait de remporter la concession du marché des journaux pour lequel l’État belge a mis des millions. Et en 2021, l’acquisition d’Aldipress auprès de DPG Media, une acquisition stratégiquement inutile pour Bpost, semble être le lubrifiant pour apaiser le rival PPP. En tout état de cause, l’ambiance « de l’entre-soi » a conduit à l’arnaque du contribuable belge. De son côté, Bpost mène actuellement une enquête interne sur ces acquisitions, et s’est aussi adressée au parquet, avec tous les éléments du dossier.

L’actualité : L’enquête menée en 2015 par l’ABC, l’Autorité belge de concurrence, peut commencer à livrer des résultats.

Les détails : Bpost a racheté son rival AMP pour une somme beaucoup trop élevée, mais était-ce pour éliminer purement et simplement la concurrence ? Des témoins connaissant le dossier affirment que c’est le cas.

  • « Chez Bpost, ils savaient d’avance, dans le cadre du contrat sur les journaux, que DPG Media allait retirer certains de ses journaux à Gand pour les attribuer à un concurrent, PPP. Des gens du sommet du groupe de médias l’avaient indiqué à des gens de Bpost. Après tout, l’ensemble du secteur des médias a tenu des consultations régulières, en tant que ‘client’ avec leur ‘fournisseur’ : Bpost.« 
  • Le week-end dernier, De Tijd a publié un récit assez choquant sur la façon dont l’enquête sur les malversations de Bpost ne cesse de s’étendre. Un témoin-clé nous confirme le brouillage des normes, en s’exprimant pour la première fois sur la manière exacte dont l’entreprise publique belge a enfreint les règles européennes de concurrence loyale, tout comme les grands éditeurs de journaux.
  • « Les gens ne connaissaient pas vraiment, ces moments de consultation étaient devenus la norme. Rétrospectivement, c’était bien sûr contraire à toutes les règles de la concurrence, ce genre de consultation n’est tout simplement pas autorisé, nous ne sommes même pas autorisés à nous parler. Mais c’est comme ça que ça s’est passé. » Un cas célèbre du secteur automobile européen, où quelque chose de similaire s’est produit, a conduit à de lourdes amendes.
  • « Ainsi, de cette manière, des informations ont également été échangées sur le dernier contrat de presse, qui devait être attribué en 2021. Car comment auraient-ils pu savoir que quelques milliers d’abonnements se retrouveraient soudainement chez PPP ? Et pire encore, cette information a été mise en ligne et largement partagée au sein de la direction de Bpost. Même Dirk Tirez (ancien PDG de Bpost qui a récemment fait un pas de côté, ndlr) a reçu cet e-mail, qui est finalement devenu le smoking gun qui l’a fait tomber », explique notre source.
  • « Mais encore une fois, tout cela est arrivé parce que des gens ont mal agi pendant dix ans. C’est arrivé comme ça. Si vous dites cela au monde extérieur, les gens peuvent hausser les épaules : tout cela ne semble pas si grave. Mais avec le recul, il s’agissait d’une erreur grave, et donc d’une raison plus que suffisante pour éventuellement faire virer le PDG de Bpost« , le témoin confirme la thèse également portée par La Libre la semaine dernière.
  • Cela explique pourquoi Tirez a finalement été licencié de Bpost début décembre : parce qu’il n’est pas intervenu immédiatement en novembre dernier, profitant de l’e-mail en question pour arrêter ou au moins corriger la procédure d’appel d’offres. C’est aussi exactement ce dont il est accusé tant par le conseil d’administration, dirigé par la jeune Audrey Hanard, que par le gouvernement fédéral avec la ministre de tutelle, Petra De Sutter (Groen). Tirez a également été licencié sans indemnité de licenciement, précisément parce qu’on lui reprochait cette « grave erreur ». Il a de fait accepté.
  • Pour l’ABC, le chien de garde de la concurrence, le simple fait que ces réunions aient eu lieu, et donc qu’il y ait eu une telle consultation systématique et, même indirectement, un échange d’informations entre les distributeurs Bpost et PPP, ainsi que les entreprises de médias, est plus que suffisant pour les condamner ultérieurement.
  • Entre-temps, des estimations internes de Bpost ayant fait l’objet de fuites prouvent aussi que l’État a été désavantagé : le contrat relatif aux journaux aurait laissé à Bpost des millions chaque année. On parle d’un effet net de 100 millions d’euros sur l’EBITDA (Bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) de l’entreprise. Le fait que, lors d’un audit budgétaire, 50 millions d’euros puissent être supprimés comme ça, sans que personne chez Bpost ne dise rien, en dit long, n’est-ce pas ? », argumente le témoin, en faisant référence à la récente décision de la Vivaldi de couper dans le contrat qui finance les livraisons des journaux dans les boîtes aux lettres.

La vue d’ensemble : Il ne s’agit pas seulement de quelques réunions tenues tous ensemble. Tout indique que les hauts responsables de Bpost ont utilisé des moyens beaucoup plus grossiers, juste pour obtenir le contrat des journaux.

  • Le fait que le secteur de la presse et Bpost ne sont pas opposés au lobbying commun et aux accords mutuels est prouvé par les nombreux appels téléphoniques et le flux de messages que les libéraux ont soudainement reçus en octobre 2022, lors du conclave nocturne sur le budget, de la part des éditeurs et de la direction de Bpost.
  • Dans ces heures nocturnes, le vice-premier ministre de l’Open Vld, Vincent Van Quickenborne, a mis sur la table la proposition de supprimer purement et simplement le contrat des journaux à partir de 2022. En période de désastre budgétaire absolu, économiser 175 millions d’euros par an ne semblait pas un luxe excessif : quoi de plus normal que les entreprises de médias payent leurs propres livraisons de journaux.
  • Le PS s’est farouchement opposé à cette idée et, du jour au lendemain, il a reçu le soutien explicite du secteur des médias, qui s’est fait entendre par l’intermédiaire de ses dirigeants. En fin de compte, Pierre-Yves Dermagne (PS) et De Sutter, en tant que ministre de tutelle de Bpost et partisane du contrat, ont obtenu que « seulement » 50 millions par an seraient économisés sur le contrat des journaux. Des emplois étaient en jeu, a justifié le PS.
  • Des témoignages d’initiés suggèrent toutefois que Bpost a adopté une approche encore plus radicale par le passé pour garantir le flux constant de l’argent public. Après tout, l’atmosphère informelle qui régnait entre les grands éditeurs de journaux et l’entreprise publique Bpost n’est pas nouvelle : depuis des années, le système de subvention des abonnements aux journaux existe afin de rendre les livraisons « bon marché ». Et pendant tout ce temps, les grands médias n’ont pas été les seuls à en profiter : les publications des syndicats, des mutuelles, et même de Kerk en Leven bénéficient également d’un tarif fortement réduit.
  • En raison des règles du marché intérieur européen, l’État belge a été contraint en 2015 de cesser d’accorder ce système, avec les centaines de millions d’euros de soutien par an qui l’accompagnent, à Bpost. Un appel d’offres devait être lancé, avec une « concession » qui pouvait être remportée par le meilleur offrant.
  • « Il était clair qu’à ce moment-là, en 2015, il y avait un joueur sur le marché belge qui avait de grandes chances de remporter ce contrat : AMP, qui distribuait déjà des journaux. Mais l’entreprise, propriété du groupe français Lagardère, était un acteur peu important pour les Français. C’est ainsi que Koen Van Gerven, alors PDG de Bpost, a lancé une offre de rachat. Avec des primes très généreuses pour la direction belge d’AMP. Je ne devrais pas vous faire un dessin sur la raison pour laquelle cela s’est produit », nous explique un autre témoin-clé. « C’est ainsi qu’un concurrent a été éliminé. »
  • Soudainement, AMP disparut de la course, et Bpost pouvait être le seul soumissionnaire à remporter le contrat en 2015. Quelques mois plus tard, Bpost a racheté AMP, pour 81 millions d’euros, dont 50 millions de fonds de commerce. Des réductions de valeur ultérieures, pour un montant de 28 millions d’euros, dans les bilans de Bpost, ont prouvé que Van Gerven avait payé beaucoup trop cher. Ce n’est pas un hasard si Bpost a annoncé, au moment de la démission de Tirez, que cette période de 2015 faisait, elle aussi, l’objet d’une enquête de la part de l’ABC. Au sein de Bpost, le rachat est inclus dans une enquête interne, nous a confirmé le porte-parole de l’entreprise.
  • En 2019, une petite organisation sans but lucratif, le groupe d’intérêt des marchands de journaux indépendants VFP, a menacé de remporter une énorme victoire juridique, contre Bpost ainsi que l’État belge. Après tout, ils étaient allés devant la Cour européenne du Luxembourg, pour concurrence déloyale, et avaient hâte de gagner ce procès.
  • Les hauts responsables de Bpost de l’époque avaient mis aux enchères pas moins de 1,9 million d’euros pour racheter l’ASBL, et surtout apaiser le petit groupe d’administrateurs à sa tête, pour qu’ils indiquent à leurs avocats d’arrêter les poursuites, en dernière minute, au Luxembourg. Oui, cela est arrivé aussi.
  • Pour ce faire, ils ont d’abord envisagé de racheter l’entreprise de journaux du secrétaire général de la VFP à un prix élevé, bien supérieur à la valeur du marché, mais cela s’est avéré irréalisable. En fin de compte, il a été question d’un don généreux à l’organisation à but non lucratif elle-même, qui a depuis été complètement épuisé par les hauts responsables de la VFP, selon les comptes annuels de l’organisation à but non lucratif.
  • « Cela montre jusqu’où les gens étaient prêts à aller, en soudoyant des individus avec de grosses sommes d’argent, juste pour obtenir quand même le contrat. » Du côté de VFP, personne n’a souhaité faire de commentaire.
  • Même en 2021, une prise de contrôle quelque peu bizarre plane sur toute cette histoire. En effet, pourquoi PPP, qui a annoncé en mai de cette année-là qu’elle souhaitait également répondre à l’appel d’offres pour le contrat des journaux, aurait-elle été approchée par DPG Media, avec une pile de travail supplémentaire à Gand, afin de les convaincre de ne pas concourir pour la nouvelle concession de 2022, faisant ainsi indirectement plaisir à Bpost ? « Cela vaut la peine de s’intéresser à l’acquisition d’Aldipress, une société spécialisée dans la distribution de journaux et de magazines dans le commerce de détail », explique notre témoin.
  • Bpost a soudainement repris cette filiale de DPG Media, qui souhaitait depuis longtemps s’en débarrasser. Bizarre quand même, puisque la stratégie de Bpost consistait juste à se développer dans les colis, et non dans cette distribution de journaux. « Mais chez DPG Media, cela les a débarrassés de quelque chose qu’ils ne voulaient plus garder dans leur portefeuille. Satisfaction totale« , nous explique-t-on. Du côté de DPG Media, on reste très discret sur l’affaire Bpost : remarquable pour une entreprise de médias qui fait de la transparence sa marque de fabrique, pour ses propres produits.
  • Bpost nous a confirmé que l’acquisition d’Aldipress est également incluse dans l’enquête interne. « L’acquisition a été motivée par les synergies avec les opérations belges d’AMP. Elle a été soumise en interne et approuvée par le comité d’investissement, et a maintenant été examinée dans le cadre de l’enquête interne », nous a informé le porte-parole de Bpost.

Et maintenant ? Qui a joué le rôle principal, plus tard, dans l’affaire ?

  • « Je veux être le ministre de la transparence. Je veux exiger de toutes les personnes impliquées dans ce dossier qu’elles fassent preuve d’ouverture et qu’elles nous livrent le résultat final sous tous ses aspects. Ce qui est apparu au grand jour n’est pas acceptable », a déclaré De Sutter de manière très affirmative à la Chambre jeudi dernier.
  • Au nom du gouvernement, elle n’hésitera pas à se porter partie civile s’il s’avère que l’État belge a été lésé, nota bene par sa propre entreprise publique. Mais il est également dans l’intérêt de la vice-première ministre verte de montrer maintenant qu’elle ne laissera personne s’en tirer à bon compte.
  • Dans ce contexte, le député de la N-VA, Michael Freilich, a senti le sang. La semaine dernière, avec le Vlaams Belang, mais aussi le PTB, entre autres, il a posé des questions critiques à De Sutter sur le dossier. Ce faisant, les trois principaux partis d’opposition ont sévèrement critiqué la culture du laxisme au sommet de Bpost. Maria Vindevoghel (PTB) est peut-être celle qui l’a exprimé le plus clairement : « Il y a des dizaines de caméras dans chaque centre de tri pour surveiller le personnel. Mais peut-être devrions-nous aussi accrocher des caméras pour garder un œil sur la direction et le sommet à chaque heure de la journée ? »
  • Quoi qu’il en soit, Freilich s’en prend au sommet, et en particulier à Audrey Hanard, la tête du pont de 37 ans qui a massivement renforcé son emprise sur l’entreprise au nom du PS, en tant que présidente du conseil d’administration. Après tout, c’est elle, et personne d’autre, qui a poussé Tirez vers la sortie. Mais dans quelle mesure risque-t-elle elle-même d’être bientôt tuée dans cette affaire ?
  • Car Freilich a déjà suggéré que Hanard était au courant de l’e-mail qui tournait au sein de Bpost, et de sa nature problématique, bien avant l’été. « Et le rôle de Hanard ? Des sources internes me disent qu’elle a été informée de la possible collusion dès la fin janvier, début février. Mais elle n’a lancé cet audit interne qu’à la fin du mois d’août ? Pourquoi cela a-t-il été si long ? Et est-ce que l’enquête au sein de Bpost a également fouillé la boîte aux lettres de Hanard ? », a voulu savoir Freilich auprès de De Sutter.
  • Cette dernière ne pouvait pas répondre à autant de questions détaillées. Et Hanard vient de partir en congé parental, pour les six prochains mois, et ne peut donc pas venir à la Chambre pour les auditions, ce que Freilich a pourtant souhaité. Mais du côté de Bpost, le service de presse a démenti avec véhémence cette affirmation du député de la N-VA : « L’e-mail a été récupéré à la suite d’une enquête profonde en octobre 2022. Il n’avait pas été soumis ou partagé avec le « grand patron » de Bpost ou avec la présidente du conseil d’administration, mais était resté confidentiel au sein d’un groupe limité de personnes concernées qui étaient au courant de la tripartite et du lien avec la concession. »
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