Pentagon leaks : le grand angle mort du renseignement américain qui lui fait passer les fuites sous le nez

Les fuites de documents secrets sur la guerre en Ukraine durent en fait depuis janvier, mais le renseignement américain n’en a pris conscience que ce mois-ci, via la presse. Car au pays de l’oncle Sam, on n’espionne pas ses concitoyens sans raison.

Pourquoi est-ce important ?

L'administration d’État américaine dispose d'un des appareils de renseignement les plus pléthoriques, avec 18 agences qui dépendent de différents ministères et qui se partagent un budget pharaonique ; il est estimé à 71,8 milliards de dollars pour 2016, et c'est là un montant officieux. Et pourtant, cet immense appareil étatique voit ses secrets disséminés aux quatre vents par quelques geeks radicalisés. Et ce, depuis des mois.

Les faits : le Pentagone a subi une fuite massive de documents, certains classifiés, voire portant la mention « Secret/Noforn », ce qui signifie qu’ils ne doivent être montrés à aucun ressortissant étranger, y compris aux alliés. L’enquête suit son cours, mais à l’heure d’écrire ces lignes il semblerait que l’auteur de la fuite soit un certain « OG », un employé d’une base militaire américaine. Âgé d’une vingtaine d’années, celui-ci serait un grand amateur d’armes à feu et des stands de tir, ainsi que coutumier des logorrhées racistes et antisémites sur la toile, selon une personne qui l’a côtoyé en ligne et qui s’est confiée au New York Post.

  • « OG » aurait divulgué ces documents via la plateforme Discord, néo-forum de discussion très populaire auprès des gamers, et qui peut se décliner en une infinité de serveurs plus ou moins publics. Au début, il semblerait que ces documents n’avaient été révélés que dans une instance regroupant une dizaine de personnes, mais ils se sont vite répandus sur d’autres plateformes.
  • Car la fuite n’est pas récente : elle daterait du mois de janvier, avant de se multiplier, notamment sur Twitter et Telegram. Sauf qu’elle est passée totalement sous le nez des renseignements américains, qui semble avoir pris conscience du problème après que les médias aient commencé à en parler aussi, au début du mois d’avril.

Du problème de l’espionnage au pays des gens libres

L’enjeu : espionner ses concitoyens c’est très mal vu dans toute démocratie, même au nom de la sécurité publique. Mais aux États-Unis, c’est un véritable tabou. Jusqu’à créer un véritable angle mort dans la surveillance effectuée par les agences gouvernementales.

  • Chaque agence de renseignement est chargée d’enquêter sur les violations de renseignements au sein de son propre département, mais il n’existe pas de bureau entièrement consacré à la surveillance de ce qui circule en ligne.

« Les agences du gouvernement fédéral ne surveillent pas de manière proactive les forums en ligne à la recherche d’activités liées à des menaces. Si une personne ou une entité devait publier des informations classifiées sur l’un de ces forums, il est fort probable que les fonctionnaires du gouvernement ne le détecteraient pas. »

John Cohen, ancien sous-secrétaire par intérim au renseignement et à l’analyse du ministère de la Sécurité intérieure, cité par Politico.

On ne surveille que ce qui est accessible au public

  • L’histoire du renseignement américain n’est pas avare de scandales – qu’on songe à la longue carrière de J. Edgar Hoover, le premier directeur du FBI – mais espionner proactivement les Américains semble, de nos jours, impensable.
  • C’est du moins ce que l’on peut conclure de ce qu’a confié un fonctionnaire américain anonyme auprès de Politico : « Voulons-nous vraiment que le gouvernement surveille tout ce qui se dit sur les sites de médias sociaux ? La réponse est non. Si vous faites cela, vous entrez automatiquement dans le domaine des libertés civiles. Nous n’avons pas encore trouvé le moyen de résoudre la quadrature du cercle entre, d’une part, la protection du droit des gens à s’exprimer et, d’autre part, la découverte de ce qui se passe. »
  • Le débat fait sans doute rage en interne entre les tenants des libertés et ceux de la prévention des fuites, mais dans un pays où les scandales d’écoute ont déjà eu des conséquences notables – qu’on pense au Watergate – le sujet est glissant.
  • Le problème, c’est que les possibilités de fuite ont explosé avec la multiplication des canaux d’information en ligne, ainsi que la multiplication des petites instances privées sur les réseaux sociaux. Difficile de surveiller tous les canaux sur Telegram ou Discord, où l’on sait pourtant que des réseaux extrémistes fleurissent allègrement. Or, même des instances généralistes peuvent s’avérer poreuses, et à partir de là, c’est la boite de Pandore. Une fois que quelque chose est en ligne, sa circulation est inévitable.
  • Or, le FBI est autorisé à se rendre sur des sites de médias sociaux que s’il a ouvert un dossier spécifique, et le Département de la sécurité intérieure peut également surveiller certaines activités en ligne, mais uniquement sur des forums ouverts au public.
  • Ce qui ne veut pas dire que les fuites de documents secrets resteront impunies, bien au contraire : elles peuvent être considérées un crime potentiel et une menace pour la sécurité nationale, ce qui signifie que le premier amendement ne s’applique pas, selon John Cohen.
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