Du jamais vu : des ministres de premier rang qui s’empoignent à la fin d’un comité ministériel restreint. Mercredi soir, Frank Vandenbroucke (Vooruit) a littéralement saisi Vincent Van Quickenborne (Open Vld) pour l’empêcher de quitter la réunion. « Nous regardions, stupéfaits », nous explique un vice-premier ministre. « Un comportement perturbateur, Frank s’énerve pour un rien », confirme une autre source de premier plan. C’est symptomatique d’un gouvernement fédéral qui est en train de se déliter sous nos yeux. « Nous avons perdu le contrôle, où est le Premier ministre ? », se demandent plusieurs sièges de parti. Même du côté de l’Open Vld, on admet « que De Croo n’a plus le contrôle ». La situation autour de la ministre des Affaires étrangères, Hadja Lahbib (MR), devient un incendie incontrôlé. À la Chambre, Alexander De Croo (Open Vld) a tenté d’éteindre cet incendie, en expliquant aux députés que « l’incident était clos ». Cela n’a pas du tout aidé à apaiser la situation. Car le bloc que forment les verts et les socialistes ne se contente pas de l’explication donnée mercredi par Lahbib, et il exige qu’elle s’excuse et change de comportement. Sa démission a été balayée d’un revers de main par Georges-Louis Bouchez (MR), qui est de retour dans tous les studios de télévision pour lui aussi éteindre les feux. Lundi, la ministre des Affaires étrangères reviendra à la Chambre, mais sera-t-elle en mesure de s’humilier et d’accepter une punition avec humilité ? Jeudi, elle n’a pas saisi la perche tendue par le Premier ministre.
Dans l’actu : « Débattez autant que vous le voulez. Mais de là à en venir aux mains, entre vice-premiers ministres… ? »
Les détails : Au sein de la Vivaldi, les vice-premiers ministres ont regardé avec de grands yeux le chef de Vooruit, Frank Vandenbroucke, s’en prendre à un autre vice-premier ministre, Vincent Van Quickenborne (Open Vld).
- L’histoire est racontée, par plusieurs vice-premiers ministres, presque en chuchotant : « Oui, c’était un moment très gênant ». Quasi tout le monde a pu nous le confirmer hier dans les couloirs de la Chambre.
- « Vandenbroucke a vraiment saisi Van Quickenborne, et l’a tenu furieusement dans une sorte de prise. Le libéral a été surpris, a essayé de se dégager, le reste des vice-premiers ministres regardait la scène avec stupeur, et le Premier ministre a dû lui-même intervenir. La façon dont nous nous sommes séparés mercredi soir était irréelle », raconte un témoin.
- Le kern avait vécu une journée particulièrement agitée, mercredi. Dès midi, Vandenbroucke avait clairement indiqué au Premier ministre et au MR que Lahbib devait adapter son ton et son message, et que des excuses étaient attendues. Au contraire, lors de la Commission des Affaires étrangères, Lahbib n’a pas du tout saisi l’occasion. « Le fait qu’elle se soit en plus comportée de manière arrogante, nous ne l’oublierons pas de sitôt », résume un haut responsable du PS aujourd’hui encore.
- Le soir-même, après la Commission, le kern s’est à nouveau réuni, avec la réforme fiscale à l’ordre du jour. Mais en réalité, il n’était à nouveau question que d’une chose : Lahbib. Le fait que le vice-premier ministre du MR, David Clarinval, se soit énervé contre « le comportement scandaleux des députés du PS, de Vooruit, d’Ecolo et Groen », n’a pas rendu les choses plus faciles. Car ces quatre partis étaient également très énervés, et exigeaient à nouveau que Lahbib change d’attitude.
- L’incident physique s’est produit à la fin de la réunion : Vandenbroucke voulait encore discuter de son dossier d’imagerie médicale. Dès le mois de septembre dernier, le ministre de la Santé avait annoncé qu’il voulait obliger légalement tous les hôpitaux à disposer d’au moins un radiologue abordable. Mais il a fallu longtemps avant que ce dossier ne soit abordé au sein du kern. Trop longtemps pour Vandenbroucke.
- « Je dois faire passer ce plan », a-t-il commencé, avant que Van Quickenborne ne prépare ses affaires et se lève. Les versions de ce qui s’est passé ensuite diffèrent. Chez Vooruit, on dit que « Frank a essayé de l’arrêter, parce que Van Quickenborne voulait s’enfuir comme un enfant », ou encore « qu’il a tout au plus posé son bras sur Vincent ».
- Mais dans au moins trois autres partis, on parle d’un « Vandenbroucke furieux, qui est vraiment devenu très physique ». « Il l’a vraiment attaqué. Je n’avais jamais vécu cela », répète un témoin.
- Habituellement, Vandenbroucke sait se faire entendre. La frustration autour de ses sorties régulières et de ses « crises de colère » pèse d’ailleurs sur les autres membres du gouvernement. « Il a déjà crié sur tous les membres du kern. Sur des petites choses, il perd complètement son sang-froid et se comporte vraiment mal. Comportement perturbateur et transgressif », résume une source de premier plan.
- « Dans un autre système que la démocratie, Frank serait un homme dangereux », témoigne un autre. Les membres du gouvernement sont fatigués par cette attitude. Mais personne ne veut être cité formellement : le sujet reste très sensible.
La vue d’ensemble : le fait que l’information fuite en dit long sur le manque total de cohésion au sein de la Vivaldi.
- Hier, il y a finalement eu un appel téléphonique conciliant entre les deux vice-premiers ministres, cherchant à éteindre l’incendie. Mais c’était impossible à arrêter : la fuite s’est répandue comme une traînée de poudre dans la rue de la Loi. Et le fait de laver son linge sale en public de cette manière n’est pas du tout anecdotique.
- La Vivaldi baignait hier dans une atmosphère de désespoir, presque de fin de régime. « Car le Premier ministre a fait supprimer le kern ce jeudi matin, parce qu’il allait discuter avec Lahbib. Qui allait alors présenter ses excuses. Mais qu’avons-nous constaté ? Il est arrivé les mains vides, sans rien dire », ont constaté froidement les partenaires de coalition de De Croo.
- Ses explications en séance plénière à la Chambre ont irrité pratiquement tout le monde au sein de la Vivaldi.
- « Ce n’est tout simplement pas normal. Nous disons depuis des jours que cette affaire ne passe pas, et le Premier ministre vient ici faire comme si de rien n’était ? », a déclaré un chef de groupe de la majorité.
- « Un Premier ministre particulièrement faible aujourd’hui. Est-ce qu’il est en train de laisser son propre gouvernement s’effondrer ? Il doit faire son travail, mais il refuse apparemment de le faire », a constaté un chef de parti.
- Et voilà : même des sources de haut niveau au sein de son propre parti l’ont constaté : « De Croo n’a plus le contrôle de la situation, c’est clair. Cette explication à la Chambre n’a tout simplement pas pris. »
- Cela semble également concorder avec l’explication entendue au plus haut niveau du gouvernement. Une réunion entre le Premier ministre et Lahbib n’a manifestement rien donné jeudi matin, et pour une raison : « La ministre des Affaires étrangères ne se détache pas d’un millimètre de son président. Elle est sous une énorme pression de Georges-Louis Bouchez, qui ne lui permet pas de plier. Elle ne réalise pas à quel point Bouchez a vraiment besoin d’elle, qu’elle doit se détacher un peu de lui. »
- L’affaire est donc complètement bloquée. Bouchez ne cède rien, mais il a face à lui quatre partis déterminés – PS, Vooruit, Ecolo et Groen. Le cd&v semble surtout avoir peur des électeurs, et joue l’apaisement pour le moment. Enfin, l’Open Vld ne sait plus du tout où il en est : le bonus De Croo lié à la fonction du Premier ministre risque de s’effondrer.
L’essentiel : deux voitures roulent à toute vitesse l’une vers l’autre. Qui déviera en premier ?
- Bouchez adopte à nouveau une tactique incendiaire : il refuse de laisser tomber sa ministre et même de la laisser reculer. Il l’a clairement démontré hier à plusieurs reprises. Il s’est rendu sur LN24 à midi, puis dans les studios de la RTBF le soir, dans Jeudi en Prime, en passant devant les caméras de Terzake. Le message était le même : « Hadja Lahbib n’a commis aucune erreur, celui qui ne commet pas d’erreur ne démissionne pas. » Il a nié en bloc les événements des derniers jours : « Il n’y a pas de mensonges, elle a pris les bonnes décisions dans ce dossier. »
- Mais à gauche, on ne se contente plus depuis longtemps de cette explication. Ce matin sur BX1, le chef du groupe PS à la Chambre, Ahmed Laaouej, a remis les points sur les i :
- « Lahbib a mis les intérêts de son parti avant ceux du pays. Elle a essayé de faire dérailler le gouvernement bruxellois en rejetant toute responsabilité sur Smet, et en se déchargeant de tout. Alors que c’est sa responsabilité de délivrer des visas, point. »
- « Elle n’a pas expliqué pourquoi elle a ignoré l’avis négatif de son propre service des Affaires étrangères, et elle n’a pas dit la vérité sur l’avis de l’OCAM, qu’elle n’a pas attendu. »
- « La ministre doit faire son propre examen de conscience. Mais celui qui vient raconter des carabistouilles ne respecte pas le Parlement. Et pour ceux qui ne s’en souviennent pas, Sarah Schlitz (Ecolo) a dû partir parce qu’elle ne disait pas la vérité. Il ne peut pas y avoir de doubles standards. Nous lui donnons à nouveau la possibilité de venir s’expliquer et de reconnaitre ses erreurs et ses fautes »
- « En l’état, la confiance n’est pas là. Si certains ne comprennent pas le signal qu’on leur adresse, alors la situation est grave. La ministre des Affaires étrangères doit prendre ses responsabilités.
- Le fait que le PS soit le plus véhément n’est pas surprenant : au sein du parti, on en a plus qu’assez de la Vivaldi et du Premier ministre. Une chute du gouvernement ne leur fait pas peur. Et du côté de Vooruit et Ecolo, le ressentiment est grand après les démissions de Pascal Smet (Vooruit) et de Sarah Schlitz (Ecolo), les émotions sont au moins aussi fortes. Et donc aussi dangereuses : à un certain moment, les partis n’ont plus tout à fait le contrôle de leurs groupes parlementaires.
- La grande question est de savoir si une réconciliation reste possible : lundi, Lahbib aura une nouvelle chance, à la Chambre. Elle devra alors affronter un peloton d’exécution, de l’opposition et de la majorité. Avec une attitude prétentieuse, en revenant sur ses « nuits blanches », elle ne s’en sortira pas.
- En outre, il y a la question du néerlandais : comme elle ne maîtrise pas assez la langue, elle fait des erreurs douloureuses. Mercredi, elle a déclaré devant les caméras de Terzake qu’il n’y avait absolument aucun problème avec l’avis de l’OCAM, probablement parce qu’elle n’avait pas compris la question. Beaucoup de travail à faire donc, pour lundi.
- Et fait notable : de hauts responsables au sein du gouvernement doutent ouvertement que le MR et notamment la ministre veuillent et surtout puissent prendre le virage nécessaire : « Je connais Hadja depuis très longtemps, elle ne va pas baisser la tête. Ce n’est tout simplement pas dans sa nature », entend-on dire.
D’autres éléments plombent la défense de Lahbib : le « boucher de Téhéran » a refusé de donner ses empreintes digitales à la Belgique.
- Le maire de Téhéran, Alireza Zakani, surnommé le « boucher de Téhéran » pour son rôle sanglant dans le régime et l’oppression de son peuple, a été autorisé à entrer dans notre pays sans donner ses empreintes digitales.
- Alors que la discussion sur les performances bancales de la ministre des Affaires étrangères Hadja Lahbib (MR) se poursuit à la Chambre des représentants, de nouveaux éléments ne cessent d’émerger dans le dossier. Il ne s’agit plus vraiment de savoir qui a la « responsabilité politique » initiale entre Lahbib et Smet.
- L’attention se porte de plus en plus sur les derniers jours du processus, avec une délégation de pas moins de 14 personnes qui ont obtenu des visas à la hâte. Car il y a des éléments très sérieux qui ressortent. Les parlementaires ont pu consulter les échanges entre les cabinets dans l’hémicycle, et plusieurs sources ont signalé des « situations problématiques » et des « incohérences » dans la chronologie des faits.
- Plus frappant encore, le maire de Téhéran, Alireza Zakani, a refusé de donner ses empreintes digitales. C’est pourtant normalement nécessaire pour obtenir un visa. Il a fait valoir qu’il était « un membre du gouvernement« . Notre pays s’y est plié : l’homme n’a finalement jamais donné ses empreintes digitales. Par la même occasion, la Belgique a aussi implicitement accepté l’entrée d’un « membre du gouvernement » de l’Iran sur son territoire.
- En outre, les échanges d’e-mails montrent que le 8 juin, jour où les visas ont été délivrés, il y avait encore plusieurs red flags en suspens. Ainsi, l’ambassade de Téhéran envoie un e-mail à Bruxelles à 14h08 : « Il semble que l’Office des étrangers ne soit pas d’accord« . Celui-ci veut savoir si ce maire est connu, et il aimerait voir les lettres d’invitation de ces 13 membres, car « ils ne les ont pas ».
- La réponse à 15h10 du service à Bruxelles du ministère des Affaires étrangères qui délivre les visas, le « C4 », est claire : « Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu de délivrer les visas« .
- Mais voilà que le cabinet Lahbib prend le relais, contacte le cabinet Smet pour obtenir les lettres d’invitation des 13 membres. Le cabinet Smet confirme que les 13 sont bien inscrits à la conférence.
- À 17h14, le cabinet Lahbib donne l’autorisation de délivrer des visas aux 13 membres de la délégation iranienne. Cela sera donc fait à 20h45.
- Seulement, là encore, seuls 7 membres de la délégation ont été invités, et seules 7 lettres de soutien ont été signées. Il a été décidé d’inviter les 13 sans vérification. Pire encore : un 14e membre a même été ajouté par la suite. On peut donc se demander comment, en l’espace de quelques heures, les procédures ont été à ce point manipulées entre le ministère des Affaires étrangères et le cabinet Lahbib.
- Les Affaires étrangères sont entre-temps bien conscientes que toute la procédure n’a pas été correcte. C’est prouvé par un autre échange de courriels : « Il vaut peut-être mieux conserver cette conversation dans vos archives« .