La menace des stablecoins

On a trop peu prêté attention au fait que les stablecoins pourraient compromettre le contrôle des gouvernements sur la monnaie et la dette, ce qui pourrait modifier fondamentalement la manière dont les économies modernes gèrent l’inflation, stabilisent les marchés et financent les dépenses publiques. En favorisant une industrie politiquement influente, les États-Unis jouent avec le feu.

Les stablecoins gagnent du terrain dans la finance mondiale, promettant des paiements plus rapides et moins coûteux, tout en initiant une vague d’innovations financières. Mais que se passerait-il si cette vague sapait le contrôle des gouvernements sur la monnaie et les dettes, bouleversant ainsi la manière dont les économies modernes gèrent l’inflation, stabilisent les marchés et financent les dépenses publiques ?

Cette perspective a étonnamment peu retenu l’attention du public. Les stablecoins, des jetons numériques adossés à des actifs comme des dépôts en dollars ou des bons du Trésor américains, sont remboursables à la demande. Lorsque la demande augmente, les émetteurs créent de nouveaux jetons et achètent davantage de bons du Trésor ; lorsque des investisseurs rachètent des jetons, les émetteurs doivent vendre ces bons. Les émetteurs de stablecoins réalisent donc leur propre version miniature de l’action de la Réserve fédérale américaine : ils injectent ou retirent de la liquidité du système financier. Mais à la différence de la Fed, ils le font pour le profit, non pour l’intérêt général.

Le stock de stablecoins libellés en dollars est passé en flèche de 138 milliards de dollars (environ 119,2 milliards d’euros) début 2024 à 308 milliards de dollars (environ 266,1 milliards d’euros) en octobre de cette année, et certaines institutions financières prévoient que ce chiffre pourrait atteindre 2 000 milliards de dollars (environ 1 700 milliards d’euros) à la fin de la décennie. Si la Banque des règlements internationaux (BRI) met en garde, car les stablecoins n’ont pas toutes les fonctions de la monnaie (du fait qu’ils ne sont pas strictement interchangeables avec la devise de la banque centrale), l’adoption de la loi américaine GENIUS pourrait changer cette perception.

Dans la mesure où les stablecoins sont considérés comme de la monnaie, leur émission, garantie par des bons du Trésor américain, conduit à une forme de monétisation de la dette. Cependant, l’impact sur la masse monétaire et l’offre de capital prêtable dépend de qui achète et qui vend. Les achats nationaux augmentent la masse monétaire du montant acquis, car les acheteurs et les vendeurs des actifs sous-jacents reçoivent de l’argent. Les acheteurs reçoivent des stablecoins, tandis que les vendeurs reçoivent de l’argent. Mais l’offre totale de fonds prêtables reste inchangée. En revanche, si un investisseur en stablecoins est situé dans un pays disposant de faibles réserves de bons du Trésor américains, les stablecoins peuvent générer des flux de capitaux vers les États-Unis pour l’achat de titres en guise de collatéral, augmentant ainsi l’offre de fonds prêtables.

Les stablecoins peuvent également modifier la manière dont les signaux politiques atteignent l’économie réelle. Les outils traditionnels, tels que le taux des fonds fédéraux ou les intérêts que la Fed verse sur les réserves des banques, fonctionnent via le système bancaire. Mais si ménages et entreprises privilégient les stablecoins aux dépôts bancaires, ces outils perdent de leur effet. Une hausse des taux peut freiner le crédit bancaire, mais laisser intacte la liquidité des stablecoins. L’état financier général ne suivrait plus le rythme des décisions de la Fed. Et à mesure que les stablecoins continuent de se développer, cette influence privée pourrait nuire à la liquidité et à l’emprise de la Fed sur les taux d’intérêt à court terme, rendant la politique monétaire principalement réactive plutôt que directive.

De plus, la seigneuriage de l’État (son profit tiré de la création monétaire) s’amenuise. Les intérêts générés par les actifs du Trésor adossant les stablecoins reviennent désormais à des émetteurs privés – tels que Circle et Tether – et non plus à la collectivité. À terme, ce phénomène pourrait réduire les recettes fiscales et affaiblir la coordination entre politique monétaire et budgétaire. Selon la BRI, l’industrie du stablecoin influe déjà sur les taux à court terme et la liquidité du marché obligataire, obligeant la Fed à surveiller les mouvements d’acteurs privés échappant à son contrôle.

Les stablecoins ne bouleversent pas que la politique monétaire ; ils redessinent aussi les dynamiques budgétaires. Chaque dollar émis sous forme de stablecoin accroît la demande pour la dette publique. Émetteurs de stablecoins, ils deviennent des acheteurs automatiques de bons du Trésor, créant un marché captif qui comprime les rendements.

Des coûts d’emprunt plus bas peuvent sembler séduisants, mais il ne faut pas s’y tromper : il s’agit d’une forme de répression financière, où l’épargne privée est canalisée vers la dette publique à des taux inférieurs au marché. Si cela permet au Trésor de se financer à meilleur compte, les signaux reflétant normalement les risques budgétaires sont brouillés. Si les taux réels sont inférieurs à ceux nécessaires pour maintenir la stabilité des prix, cela provoquera, à long terme, davantage d’inflation ou une hausse temporaire des taux pour compenser. Le Trésor paraîtra plus sain qu’il ne l’est en réalité, simplement car la demande de stablecoins aura fait baisser les rendements.

Cependant, si la confiance dans les stablecoins venait à s’effriter et que les demandes de remboursement explosaient, le même mécanisme opérerait à l’envers : les émetteurs devraient vendre des bons du Trésor, les rendements grimperaient et la pression budgétaire s’accentuerait. Pire encore, ces acteurs n’auraient aucun accès officiel aux facilités de prêt d’urgence de la Fed en cas de crise, et seraient donc forcés de se défaire massivement de leurs titres. Si la taille du marché du stablecoin correspond aux prévisions, la Fed devra intervenir pour restaurer la stabilité. Elle se retrouverait encore une fois à soutenir une monnaie privée hors de son contrôle – un bis repetita des crises de « shadow banking » post-2008. S’étant imposée au cœur de la régulation, l’industrie crypto – forte d’alliés politiques – deviendrait trop grosse pour faire faillite.

Plus l’émission de stablecoins croîtra, moins la Fed et le Trésor contrôleront les leviers de la liquidité, de la fixation de la dette et de la création monétaire. Quelques entreprises privées deviendront des « banques centrales de l’ombre », décidant de la quantité de monnaie numérique en circulation et de sa destination. Elles profiteront des intérêts sur les actifs du Trésor tout en comptant sur le secteur public pour les soutenir en période de crise. Une fois de plus, les gains seront privatisés, les pertes socialisées.

Cette dynamique pourrait aussi saper la démocratie elle-même, car elle signifierait que les décisions concernant la création et la gestion de la monnaie – un bien public fondamental – ne relèveraient plus d’institutions publiques responsables devant les citoyens. Face à de tels risques, la pire erreur que pourraient commettre les autres banques centrales serait de chercher à rivaliser avec les stablecoins en dollars. Cela ne ferait qu’élargir les possibilités d’arbitrage réglementaire et de subventions implicites.

© Project Syndicate, 2025.
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Par Dennis J. Snower, Angus Armstrong

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