C’en est définitivement terminé de la tentative de blitzkrieg des premiers jours de l’invasion ; entre l’Ukraine et la Russie, la guerre a viré en une succession de chocs frontaux et brutaux pour tenir le terrain et percer les lignes de l’adversaire dans des batailles qui peuvent s’étendre sur plusieurs semaines. Une manière de combattre que plus personne n’imaginait voir, en particulier en Europe. Et qui rappelle immanquablement des images que nous avons toutes et tous vues des deux conflits mondiaux, et en particulier de la Grande Guerre, avec ses fronts statiques fortifiés et ses centaines de pièces d’artillerie labourant des zones entières avec des milliers d’obus.
L’artillerie est traditionnellement le grand point fort de l’armée russe, habituée à paralyser ses ennemis par un matraquage brutal et à ouvrir la voie à ses groupements blindés et interarmes par des barrages de feu. En Ukraine – comme auparavant en Syrie – elle peut aussi devenir une arme de terreur en visant les centres urbains.
Urgent besoin de canons
Ce n’est donc pas pour rien que, dans ses appels à l’aide internationale, l’Ukraine a insisté sur son besoin de gros canons afin de combler son propre déficit en la matière, alors que la bataille de Kiev s’achevait sur une victoire et que celle du Donbas se préparait.
Et si cette aide à parfois pris longtemps à arriver, d’autant qu’il a parfois fallu former les artilleurs à manier des systèmes d’armes avec lesquels ils étaient peu familiers, celle-ci pèse de plus en plus sur le champ de bataille. Les États-Unis ont débloqué plusieurs vagues d’aides massives, dont 90 obusiers M777 de 155mm, ainsi que des M-109 Paladin autopropulsés et blindés.
La France, quant à elle, forme les Ukrainiens à utiliser au mieux la douzaine de canons autoportraits Caesar qu’elle va leur livrer. Un système d’arme qui intéresse aussi la Belgique, et qui est capable de tirer à 42 kilomètres à une cadence de six coups à la minute. L’Allemagne et les Pays-Bas ont aussi cédé quelques obusiers PzH-2000.
Menacer la logistique russe
Plus important encore, les munitions suivent, y compris des obus de dernière génération comme les modèles à roquette, qui font ainsi bénéficier les Ukrainiens d’une plus longue portée qui peut s’avérer décisive. Outre que leurs batteries disposent d’un avantage certain en duel, celles-ci peuvent aussi menacer de plus loin les lignes logistiques russes, en particulier depuis les positions reconquises au nord de Kharkiv, qui menacent ainsi l’approvisionnement des offensives russes plus au sud, dans le Donbas.
Des offensives qui peuvent aussi se faire annihiler par l’artillerie : les troupes russes ont tenté à plusieurs reprises de traverser la rivière Donets ces derniers jours, massant des troupes et installant des pontons afin de passer en masse et reprendre leur poussée vers l’ouest. Sauf que le 8 mai dernier, les drones de renseignement ukrainiens les ont repérés.
Massacre sur les rives du Donets
Selon le récit de première main d’un soldat ukrainien du génie qui était présent sur place, « L’artillerie lourde s’est alors mise en branle contre les forces russes, et l’aviation a aussi fait son apparition. J’étais encore sur zone, et je n’ai jamais vu ni entendu des combats aussi intenses de toute ma vie. »
L’affrontement aurait duré deux jours. Une poignée de blindés et de soldats russes ont réussi à traverser la rivière, mais se sont fait coincer par les Ukrainiens, tandis que les obus pleuvaient sur l’autre rive, empêchant tout action coordonnée. Un véritable massacre qui a duré deux jours, dans lequel environ 70 véhicules russes de combat et du génie ont été détruits. Certains analystes parlent de 1.500 victimes. Des taux de pertes qui, là encore, nous renvoient aux affrontements des guerres mondiales.
« C’est la Somme en 1915 »
« On voit les drones et les missiles antichars parce qu’ils sont filmés. Mais plus de 80% des destructions causées par les Ukrainiens le sont aujourd’hui grâce à leur artillerie », assure au quotidien français Le Monde Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales.
« Le Donbass aujourd’hui, c’est la Somme en 1915 : un affrontement d’artillerie à l’ancienne », abonde Olivier Kempf auprès du même journal, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. Or, avec l’avantage de la défensive et les industries d’armement de l’OTAN pour approvisionner ses pièces, l’Ukraine conserve un avantage certain dans ce grand duel au canon. Mais cette escalade dans la violence entraine une question essentielle : jusqu’à quand les soldats russes vont-ils accepter des taux de pertes si élevés pour des gains négligeables sur le terrain ?