“Château Lapin Impérial” : les vénérables châteaux du Bordelais rebaptisés à la chinoise, au grand dam des locaux

En France, les vignerons du Bordelais sont consternés : depuis peu, certains châteaux, rachetés par des Chinois, ont été rebaptisés. Le Château Tour Saint-Pierre est devenu « Château Lapin d’Or » ; le Château Clos Bel-Air a été renommé « Château Grande Antilope », Château Larteau répond maintenant au nom de « Château Lapin impérial ». Quant au Château Senilhac, il s’appelle désormais « Château Antilope tibétaine ».

Tous ont été acquis par Chi Keung Tong, un chef d’entreprise hong-kongais, entre 2016 et 2017. Au cours de la dernière décennie, les Chinois ont racheté près de 150 propriétés sur les quelque 6 000 châteaux de la région bordelaise. Ils ont délaissé les grands crus classés, leur préférant des vins de milieu de gamme. Ce sont surtout des Bordeaux supérieurs, du Fronsac, et l’on trouve aussi une douzaine de crus bourgeois du Médoc.

Un sacrilège pour les puristes du Bordelais

Dans cette région, l’une des plus emblématiques de la tradition vinicole française, on ne se réjouit guère de ce qui est considéré par certains comme un sacrilège.

L’écrivain français Philippe Sollers, lui-même grand amateur de vins de la région, a exprimé toute sa colère dans une lettre qu’il a adressé à l’ex-bourgmestre de la ville de Bordeaux, l’ex-Premier ministre français Alain Juppé. « Je ne suis pas excessivement curieux de connaître la vie de ces animaux, n’ayant jamais rencontré, dans mon enfance à Bordeaux, le moindre lapin impérial ni la moindre antilope tibétaine. N’y a-t-il aucun moyen de réattribuer ce vin à sa source légitime, fixée par les siècles ? », peut-on y lire.

Néanmoins, il faudra qu’il s’y habitue : rien n’empêche l’acquéreur d’un château de le débaptiser, et de lui attribuer le nom qu’il souhaite, précise l’experte en vins Laurence Lemaire.

Des vins très orientés à l’international par tradition

D’ailleurs, les vins de Bordeaux ont toujours été très ouverts à l’étranger, et ce n’est sans doute pas un hasard si des Chinois s’y intéressent désormais. Bordeaux a accueilli les Anglais lorsque la région s’est retrouvée sous leur domination aux XIIe et XIIIe siècles. Plus tard, au XVIIe, elle s’est ouverte aux Hollandais, venus assécher ses marais. Ses caves ont été ouvertes à l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. « Le Bordeaux va là où va l’argent. Et l’argent est maintenant avec les Chinois », résume le New York Times.

En pratique, c’est bien là que réside l’objectif de la débaptisation de ces vins. Les nouveaux noms, aussi fantaisistes qu’ils apparaissent aux Français, visent à séduire le public chinois.

En 2017, la région a ainsi assuré 68 % des expéditions de vins français en Chine. Et pour cause : elle est une des seules à être connue en Chine. « Avoir une bouteille de Bordeaux sur une table chinoise, c’est très prestigieux. Ça prouve que l’hôte a de l’argent et du goût. Un vin du Languedoc ou d’Anjou serait pourtant mieux indiqué avec ce type de cuisine, mais en Asie, personne ne sait où c’est », explique Laurence Lemaire.

Une nouvelle clientèle chinoise

Les vins de Bordeaux semblent extrêmement exotiques, avec leurs étiquettes ornées de dorures, et les illustrations qui y figurent, pour les consommateurs de la nouvelle classe moyenne chinoise. « Après les amateurs de la première heure, qui sont devenus des connaisseurs, il y a l’arrivée de nouveaux consommateurs », commente Thomas Jullien, représentant en Chine du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux. Ces consommateurs n’ont pas forcément le désir de s’approprier les codes de l’œnologie. Des noms chinois leur permettent d’aborder ce produit sophistiqué plus facilement.

La Chine est en effet devenue la destination d’environ 20 % des vins du Bordelais. L’essentiel des vins produits par ces nouveaux propriétaires chinois – jusqu’à 80 % – est directement acheminé en Chine.

Il est donc très probable que peu de Français seront confrontés à des bouteilles estampillées « Château Antilope tibétaine » chez leur caviste favori, ou dans les rayons du supermarché. « Il ne s’agit pas de culture traditionnelle chinoise, mais de marketing », explique le sinologue français Jean-Philippe Béja, de Sciences Po. « C’est une imitation du ‘Made in China’, qui n’a pourtant pas une bonne réputation », ajoute-t-il, précisant : « L’intérêt, pour les Chinois, est d’avoir quelque chose d’étranger qui leur appartienne ».

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