C’est l’Arlésienne de la numérisation de nos tribunaux. La banque de données publique censée compiler en ligne toutes les décisions de justice est annoncée comme un événement incontournable chaque année, depuis maintenant plus de quatre ans. Attendue désormais pour le mois de septembre 2021, cette avancée paraît pourtant peu probable selon les dires du ministre de la Justice.
‘D’ici la fin de l’année prochaine, tous les jugements et arrêts seront enregistrés dans une banque de données électronique’, promettait en novembre 2016 le précédent ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), dans sa déclaration de politique générale. Quatre ans plus tard, le chantier de numérisation et de centralisation des décisions des cours et tribunaux semble évoluer aussi fastidieusement que la rénovation du Palais de Justice bruxellois.
Il y a bien eu une loi, celle du 5 mai 2019 pour ne pas la citer, qui prévoyait officiellement la création de la fameuse database et en fixait l’échéance au mois de septembre 2020. Mais vous l’aurez remarqué, on ne peut toujours pas consulter les différents verdicts sur le web. Car une autre loi dite pot-pourri, celle du 31 juillet 2020 portant sur des ‘dispositions urgentes diverses en matière de justice’, a postposé la date de lancement au 1er septembre 2021.
Ce qui force le constat tenu par la députée fédérale Katja Gabriëls (Open Vld): ‘Un système totalement intégré et anonymisé n’est donc pas pour demain. Il est clair depuis longtemps que la numérisation de la Justice est complètement bancale.’ S’interrogeant sur les grandes étapes qui doivent encore être franchies, elle a interpelé par écrit l’actuel ministre de la Justice, son coreligionnaire chez les libéraux flamands, Vincent Van Quickenborne.
Encore une prévision irréaliste?
Pour estimer de façon réaliste le délai dans lequel la banque électronique pourrait enfin voir le jour, il convient de tenir compte de nombreux éléments.
D’emblée, la création d’une telle banque accessible au public requiert l’existence préalable d’une source authentique. Autrement dit, une administration spécifique doit être mandatée pour valider et mettre à jour les informations ‘à la source’, les mettre à disposition d’autres services administratifs y accédant par des moyens informatisés et sécurisés, cautionner la qualité des données.
Seulement voilà, ‘à ce jour, il n’existe pas encore de source authentique’, avoue dans sa réponse écrite le ministre Van Quickenborne. Avant de toutefois assurer que ‘sa réalisation constitue bel et bien la priorité absolue du projet lancé en exécution de la loi’.
Mais le chemin vers la numérisation semble pavé d’autant de bonnes intentions que d’embûches techniques. Ne serait-ce qu’en termes de standardisation des décisions judiciaires. De la Cour de cassation aux justices de paix, en passant par les tribunaux du travail, de l’entreprise et autres, une petite dizaine d’applications ICT différentes (MaCH, SysCass, HBCA, etc.) sont employées pour générer, conserver et gérer numériquement les arrêts et jugements. Ce qui représente environ un million de décisions rendues chaque année dans des formats différents.
Problématiques données
Un autre obstacle de taille auquel se heurte la construction de la banque de données tient justement… aux données. Les législateurs ont opté pour la pseudonymisation des décisions accessibles au public afin de pouvoir se conformer aux prescriptions en matière de vie privée.
Idéalement, vu les volumes d’informations, les autorités souhaiteraient disposer d’une solution IT qui pseudonymise automatiquement le million de jugements et arrêts.
‘Malheureusement, la technologie actuelle n’est pas encore suffisamment avancée pour qu’une telle opération soit à 100 % possible’, précise l’actuel ministre de la Justice. ‘Aux Pays-Bas, la pseudonymisation s’effectue pour l’instant manuellement, mais le site Internet rechtspraak.nl ne publie qu’une sélection restreinte de décisions judiciaires.’
En France et en Autriche, la Justice expérimenterait aussi des outils d’automatisation, sans conviction. Ce qui laisse penser à Vincent Van Quickenborne qu’une intervention manuelle soit la seule option, même provisoirement. ‘Cela requiert naturellement la mise en place d’une organisation et d’une gestion par l’Ordre judiciaire ainsi que l’affectation des ressources financières et humaines nécessaires correspondantes’, fait remarquer le ministre Open Vld.
En plus, soulignons que l’Autorité de protection des données (ADP) n’a pas été consultée lors de l’élaboration de la loi créant la banque électronique. Ledit texte ne prévoit dès lors aucun cadre légal en matière de protection. Alors qu’un certain nombre d’aspects doivent y être prévus et être, ensuite, exécutés par le biais d’arrêtés royaux et ministériels.
Mais il y aurait du progrès
Il ne reste que sept mois au ministre fédéral, à son SPF Justice et à l’Ordre judiciaire pour structurer une banque de données opérationnelle et en garantir une gestion performante, de l’implémentation des informations à l’accès au grand-public.
‘Des progrès importants ont été enregistrés au cours des derniers mois sur le plan de la définition des besoins fonctionnels et techniques et l’architecture IT nécessaire’, a cru bon d’indiquer Vincent Van Quickenborne. Des progrès auraient d’ailleurs également été enregistrés sur le plan de la définition du cadre légal nécessaire.
‘Il ne s’agit pas d’un simple projet, mais bien d’un trajet qui prendra quelques années pour aboutir à un résultat complet’, relativise-t-il tout de même.
Rappelons que depuis sa formation en octobre 2020, le gouvernement De Croo table sur des crédits d’investissement supplémentaires pour la numérisation de la Justice à hauteur de 50 millions d’euros par an. ‘La crise du coronavirus crée une conjoncture propice à l’accélération de la numérisation de la justice. Nous ne devons pas perdre cet élan’, avait déclaré le ministre de la Justice en exposant son orientation politique. Rendez-vous le 1er septembre prochain pour en juger.
François Remy