Vendredi, la parité de la livre turque a dévissé de près de 20 % par rapport au dollar – marquant sa plus forte chute depuis 2001 – après l’annonce des États-Unis d’imposer de nouveaux droits de douane sur les importations turques. Lundi, la chute s’est poursuivie. Depuis le début de l’année, la devise turque s’est dépréciée de près de 45 %, et certains analystes évoquent une “spirale de la mort”.
Les investisseurs étaient déjà un peu circonspects à l’égard de la Turquie depuis que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait expliqué en mai que, s’il était réélu, il intensifierait son interventionnisme économique. D’autant qu’il avait précisé qu’il ferait pression sur la banque centrale turque pour que celle-ci baisse son taux d’intérêt directeur.
Nouvelle pierre d’achoppement entre la Turquie et les Etats-Unis
Le plongeon de la livre turque s’est fortement accéléré lorsque les Etats-Unis ont décidé d’imposer de nouvelles sanctions économiques contre la Turquie, en raison de l’incarcération en Turquie d’un pasteur américain, Andrew Brunson.
Ce dernier officiait au sein d’une petite paroisse protestante à Izmir, où il vivait avec sa famille. En octobre 2016, il avait été arrêté par la police suite à des soupçons de participation au coup d’Etat manqué de juillet 2016. Les Etats-Unis ont réclamé sa libération et, devant le refus des autorités turques, ont décidé de prendre des sanctions contre les ministres turcs de la Justice et de l’Intérieur, Abdulhamit Gül et Süleyman Soylu. Les Américains ont également fortement augmenté les droits de douane sur l’acier et l’aluminium importés de Turquie.
Erdogan : « Un complot politique »
Le président turc a déclaré que la situation avait dégénéré en une « guerre économique » et a évoqué un « complot politique » américain. Erdogan a également affirmé qu’Ankara chercherait “de nouveaux marchés et alliés”.
Le ministre turc des Finances, Berat Albayrak, qui est aussi le gendre d’Erdogan, a promis qu’il présenterait aujourd’hui un plan de relance économique pour rassurer les marchés. Son intervention de vendredi n’a cependant pas réussi à enrayer le mouvement de panique, et à l’heure où nous écrivons ces lignes, ce plan n’est toujours pas connu.
Le reflet de la dégradation des fondamentaux du pays
La devise turque est aussi victime de la dégradation des fondamentaux du pays. Le rythme de croissance de l’économie turque, qui s’était emballé depuis 2017 grâce à des mesures de relance et aux faibles taux d’intérêt, commence à marquer des signes d’essoufflement. L’inflation du pays est trois fois plus élevée que la cible de la banque centrale et les taux d’intérêt de la banque centrale, qui ont été portés à 18 % en juin dernier, sont également élevés, bien que leur hausse soit essentiellement imputable à l’inflation.
L’endettement des entreprises en Turquie atteint 70 % du PIB, et la dette extérieure culmine à près de 60 %. Ceux qui ont emprunté en dollars voient la valeur de leur dette s’envoler.
La livre turque risque de ne pas sombrer seule
Les institutions financières du monde entier sont donc en danger, a averti la Banque des règlements internationaux, la banque centrale des banques centrales. Elle a rappelé que les banques espagnoles détenaient 83,3 milliards de dollars de dettes turques (environ 72,9 milliards d’euros), les banques françaises 38,4 milliards de dollars (environ 33,6 milliards d’euros), et les banques américaines 18 milliards de dollars américains (environ 15,8 milliards d’euros), pour n’en citer que quelques-unes. La française BNP Paribas, l’italienne UniCredit et l’espagnole BBVA sont particulièrement exposées, a précisé de son côté la Banque Centrale européenne. En conséquence, l’euro est également mis sous pression, et son cours par rapport au dollar a lui aussi chuté, atteignant son plus bas niveau en une année.
Si la livre turque poursuit sa chute, les défauts de paiement deviendront inévitables, ce qui risque de fragiliser les banques européennes les plus exposées.
Une contagion des autres pays émergents
La perte de confiance dans la livre s’est également étendue au rand sud-africain, qui a chuté de 7 % par rapport au dollar lundi, au peso mexico et à la roupie indienne, tandis que les devises “refuges”, telles que le dollar et le franc suisse, se sont appréciées.
Les analystes redoutent une contagion sur un grand nombre d’autres pays émergents, explique Peter Rosenstreich, analyste de la banque en ligne suisse Swissquote : “Les pays qui ont les plus fortes proportions d’obligations non bancaires en dollars par rapport à leur du PIB sont les suivants : le Chili, le Mexique, la Turquie, l’Indonésie, l’Argentine, la Russie, la Malaisie, l’Afrique du Sud, le Brésil et la Corée du Sud”.
« La Turquie n’a pas ce qu’il faut pour sortir de la spirale de la mort »
La crise turque n’est pas sans rappeler la crise qui avait frappé la Malaisie en 1998, puis la Corée du Sud, observe l’Economiste lauréat du Prix Nobel, Paul Krugman, dans le New York Times : “Voici le script: commencez avec un pays qui, pour une raison quelconque, est devenu le favori des prêteurs étrangers et a connu un important afflux de capitaux étrangers au fil des ans. La dette ainsi contractée est libellée en devises, et non en monnaie nationale. (…)
À un moment donné, la fête prend fin. (…) Quel que soit le choc, le point essentiel, c’est que la dette extérieure ait rendu votre économie vulnérable à une spirale de la mort. La perte de confiance entraîne la chute de votre devise. Cela rend plus difficile le remboursement des dettes en devises étrangères ; cela nuit à l’économie réelle et réduit encore la confiance, entraînant une nouvelle baisse de votre devise ; et ainsi de suite”.
[Pour résoudre une crise de ce type], il faut un gouvernement à la fois flexible et responsable, sans parler de la compétence technique suffisante qu’il doit posséder pour mettre en œuvre des mesures spécifiques, et suffisamment honnête pour mener à bien cette mise en œuvre sans corruption massive.
Cela, malheureusement, ne ressemble pas à la Turquie d’Erdogan”.