Doublures numériques : les producteurs de cinéma les adorent, mais pas les acteurs

Les productions cinématographiques font de plus en plus appel aux doublures numériques, c’est-à-dire des images de synthèse remplaçant les acteurs dans certaines scènes, en particulier les cascades. Mais au fil du temps, leur champ d’utilisation s’étend, au grand dam des acteurs.

L’acteur américain Josh Brolin incarne le super-vilain Thanos (notre photo de couverture) du prochain opus de la série Avengers, Avengers : Infinity War, et pour incarner ce personnage gigantesque à la carnation mauve et au menton plissé, l’acteur a accepté de se plier à une séance de photographie au cours de laquelle des centaines d’appareils photo ont pris des clichés de lui, tandis qu’il parlait, se mouvait, et adoptait des expressions faciales associées à différents registres émotionnels.

Une base d’images pour créer des images de synthèse

L’objectif est de créer ce que les techniciens des effets spéciaux appellent un « modèle de formation informatique », c’est-à-dire une vaste bibliothèque de versions de lui-même qui pourront être manipulées digitalement pour recréer des images de synthèse réalistes qui pourront être intégrées au film, donnant l’illusion qu’il a lui-même participé au tournage de ces scènes. Dans le cas d’espèce, ces images épargneront à l’acteur et à la production des séances de maquillage éprouvantes, chronophages et coûteuses, et permettront de le mettre en scène dans des scènes d’action spectaculaires (et improbables), tout en assurant une homogénéité à l’ensemble du film. 

Ces images sont aussi de plus en plus utilisées pour améliorer l’aspect physique des acteurs, en éliminant leurs rides, un ventre un peu trop arrondi, ou en leur redonnant une impressionnante musculature, grâce à des retouches numériques, par exemple.

Le champ d’application des doublures numériques ne fait que s’étendre

Mais le champ d’application de ces « doublures numériques » ne fait que s’étendre, et selon Darren Hendler, directeur du Groupe humain numérique de la société Digital Domain, en charge de la conception de ces effets spéciaux, la difficulté, c’est que sa société ne sait pas toujours quelle sera l’utilisation qui en sera faite au moment où elle organise ces prises de vues.

Par exemple, Disney envisage d’utiliser les images de l’actrice Carrie Fisher, maintenant décédée, pour incarner la princesse Leia Organa dans le prochain opus de la série Star Wars, Star Wars : épisode IX. Et c’est bien là le problème. Selon un cadre de haut niveau d’un studio américain, les doublures numériques sont de plus en plus utilisées comme substituts en cas d’absence ou d’indisponibilité des acteurs (parce qu’ils sont en cure de désintoxication, par exemple).

Les acteurs n’ont aucun contrôle sur la destination de ces photos, alors qu’elles sont de plus en plus souvent obligatoires

Désormais, la plupart des grands studios de cinéma exigent même des acteurs principaux du film qu’ils se soumettent obligatoirement à ces séances photos, quitte à remettre en cause les contrats des réfractaires. « Nous ne savons pas toujours si nous en aurons besoin. (…) C’est pour y faire référence plus tard », explique Ben Morris, qui a supervisé les effets spéciaux de Star Wars: The Last Jedi, une production de Lucasfilm.

Ce flou concernant la destination finale des clichés, et le fait qu’ils ne la contrôlent pas mettent certains acteurs mal à l’aise. L’actrice Jessica Chastain explique qu’il y a 2 ans, elle a refusé de se faire photographier en adoptant les expressions faciales qu’on lui commandait de prendre pour les inclure dans une base d’images à des fins de numérisation. « Je ne savais même pas comment ils allaient les utiliser », a-t-elle dit au site Vulture. Parfois, les réticences portent sur les images de synthèse qui résulteront de ces clichés : tel acteur ne voudra pas que son visage soit associé numériquement au corps d’un body double, celui du cascadeur, par exemple. D’autres s’inquiètent d’une utilisation post-mortem de leurs images.

Le risque de perdre la propriété intellectuelle

En 1998, Jet Li, la superstar des films d’arts martiaux chinois, avait déjà décliné un rôle dans The Matrix de peur que l’équipe de productions ne s’arroge la propriété de ses prises de kung-fu. « Pendant 6 mois, ils voulaient enregistrer et copier tous mes gestes dans une librairie numérique. À la fin de l’enregistrement, les droits sur ces mouvements auraient pu leur revenir. J’ai pensé que je m’étais entraîné toute ma vie. Et nous, les maîtres des arts martiaux, nous ne pouvons que vieillir. Pourtant, ils auraient pu s’emparer définitivement des droits sur la propriété intellectuelle de mes mouvements. Alors, j’ai dit que je ne pouvais pas faire ça ».

Le risque de fuites compromettantes

Enfin, certains acteurs redoutent que les véritables images d’eux-mêmes, prises sous toutes leurs coutures alors qu’ils ne sont souvent pas maquillés, et qu’ils portent un costume de Lycra d’une élégance discutable, ne fassent l’objet d’une fuite et se retrouvent parmi les images les plus partagées des réseaux sociaux. Ils veulent donc obtenir des garanties que les seules personnes qui y auront accès seront celles qui en auront effectivement besoin pour les nécessités de l’œuvre.

Darren Hendler se veut rassurant, et selon lui, nous ne sommes pas prêts de voir des productions ne comprenant que des acteurs de synthèse : « Ce qui rend Josh Brolin aussi épatant dans le rôle de Thanos, c’est le jeu de Josh. Si je joue le rôle de Thanos, laissez-moi vous dire que ce ne sera jamais aussi captivant. Personne n’accepterait de donner de l’argent pour aller voir ça… »

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