37 morts, des centaines de blessés et une manifestation qui dure depuis 10 jours: que se passe-t-il en Colombie ?

Depuis plus d’une semaine, les Colombiens descendent chaque jour en masse dans les rues. Ils demandent au gouvernement de réduire les inégalités dans le pays. Ce pays, qui peine difficilement à maintenir la paix, était déjà en grande difficulté avant la crise. Et la pandémie est venue exacerber la situation, à un point tel que la population ne peut plus la supporter.

Ce mercredi, après une semaine de manifestation, L’ONG Tremors recensait au moins 37 morts et des centaines de blessés dans les affrontements avec les forces de l’ordre. Si quelques policiers sont dénombrés parmi les victimes, il s’agit principalement de civils. Selon plusieurs témoignages, les forces de l’ordre n’hésitent pas à utiliser des balles réelles sur la foule. Un jeune homme de 19 ans est devenu le symbole de cette violence après avoir été tué par ce qui semble être une balle perdue.

Ces violences ne semblent toutefois pas faire peur aux Colombiens, qui descendent un peu plus nombreux chaque jour dans les rues. En plus des décès et des blessés, 85 personnes semblent avoir disparu. La situation inquiète de plus en plus les organisations internationales, qui surveillent ces manifestations. L’ONU s’est dite ‘profondément alarmée’ par les violences policières. L’Union européenne a demandé ‘de mettre un terme à l’escalade de cette violence et d’éviter tout usage disproportionné de la force par les forces de sécurité’. Tout comme Amnesty International, qui demande la ‘fin à la répression des manifestations’.

Les manifestants demandent également la fin des violences policières, trop souvent observées pendant les protestations (Isopix)

L’étincelle qui a mis le feu aux poudres

Les manifestations ont commencé la semaine passée à l’annonce, par le président Ivàn Duque, d’un projet de loi fiscale. Face à la crise sanitaire, le gouvernement doit trouver de nouveaux fonds pour maintenir les aides. Et pour cela, il a décidé d’augmenter les taxes sur les produits du quotidien. En proie à une importante pauvreté, la population n’a pas accepté de voir le coût de la vie encore augmenter et est descendue dans la rue.

Leur colère était telle que le président a fini par renoncer à cette loi. Toutefois, l’argent manque encore dans les caisses de l’État et il faut trouver un moyen pour arriver à les renflouer, explique Duque. ‘La réforme n’est pas un caprice, c’est une nécessité pour maintenir les programmes sociaux’, a-t-il assuré. Il propose de discuter des alternatives financières. Ce mois-ci, il a décidé de rencontrer 10 interlocuteurs différents (maire, parti politique, étudiant, transporteur, etc.) pour trouver une solution à la crise. Le président a même invité le Comité national de grève, qui a appelé à la manifestation la semaine passée, pour une rencontre. Le Comité se dit prêt à discuter.

Mais il semble pour le gouvernement qu’il soit trop tard pour commencer les discussions. Les citoyens déversent leur colère refoulée depuis des années et demandent la dissolution du gouvernement un an avant les élections nationales.

Le contexte, difficile

La Colombie est un pays qui a une histoire très difficile. Il y a encore quelques années, le pays était encore en pleine guerre civile. Plusieurs groupes armés, dont les FARC — les forces armées révolutionnaires colombiennes — s’opposent depuis des décennies. Le pays est ravagé. Mais en 2016, le gouvernement de Juan Manuel Santos réussit enfin à établir un accord de paix avec les révolutionnaires.

Les gouvernements Santos et Duque ont alors promis des réformes économiques et sociales. Le but était de mettre fin à ce système archaïque et inégalitaire que la Colombie connait depuis trop longtemps. Le président Ivàn Duque promettait également de lutter contre la corruption et d’offrir un meilleur système de santé.

La pancarte dit : ‘SOS ils sont en train de nous tuer. Faites le savoir au monde’. (Luis Soto/SOPA Images/Shutterstock)

Mais lorsque la pandémie de Covid-19 est arrivée sur la Colombie, la population a bien dû se rendre à l’évidence: très peu de choses avaient réellement été faites dans ce sens. En réalité, le crime organisé a même augmenté, explique le journal El Pais. ‘La corruption, l’évasion des capitaux et de l’impôt, la falsification des prix dans les opérations commerciales et les exonérations fiscales pour les grandes entreprises et les fortunes constituent une ponction systématique des ressources d’État’, affirme le quotidien espagnol. Cela explique la très mauvaise santé des finances de l’État et le besoin du gouvernement de créer de nouveaux impôts.

En ce qui concerne le système médical, rien n’a changé. Certaines zones du pays ne sont même pas couvertes. Il était d’ailleurs très difficile de recenser les cas de coronavirus. Et beaucoup de Colombiens n’ont simplement pas pu faire appel à une aide médicale qui leur était pourtant vitale. Aujourd’hui, la Colombie est le 12e pays comptant le plus de cas de coronavirus (plus de 2.950.000), le 11e en nombre de morts (76.414 au 6 mai).

Le pouvoir étant actuellement dans les mains de politiques de droite radicale, la tendance a plus souvent été à la privatisation qu’à la mise en commun des services. Ainsi, les Colombiens se plaignent que toutes les institutions importantes, comme l’école ou la santé, sont aujourd’hui gérées par des entreprises privées. Les prix sont donc souvent bien trop hauts pour que les services soient accessibles aux populations défavorisées.

La Colombie est en outre l’un des pays les plus inégalitaires au monde. En 2016, cet État d’Amérique du Sud a obtenu un coefficient de Gini de 50.8%. Cette mesure calcule la répartition des richesses dans un pays. Il s’agit d’une échelle de 0 à 100 où 100 représente une inégalité parfaite, c’est-à-dire qu’une personne possède toutes les richesses du pays et le reste de la population n’a rien. Sur le continent, seul le Brésil est plus inégalitaire. Et la situation a fortement empiré avec la pandémie, qui a fait fermer des entreprises. La proportion de Colombiens en dessous du seuil de pauvreté est passée de 31,7% en 2019 à 38,7% en 2020. C’est plus d’un tiers de la population qui n’a pas assez d’argent pour vivre, se nourrir, se soigner, se loger…

Une manifestation à trois facettes

Après 10 jours de manifestations, les raisons ont bien changé. Une majorité des manifestants sont là pour un véritable changement structurel dans le pays. Ils veulent plus d’égalité, une fiscalité plus portée sur les grandes entreprises et moins sur les petits consommateurs, de meilleurs réseaux scolaires et de soins de santé, etc. Ils veulent être enfin écoutés et souhaitent que des décisions soient prises pour les aider. Ils demandent également la fin des violences policières contre les manifestants.

Les forces de polices interviennent lors de nombreuses manifestations, n’hésitant pas parfois à tirer à balle réelle (Isopix)

Mais selon Yesid Lancheros, rédacteur politique du magazine espagnol Semana, il y aurait maintenant 3 facettes à cette manifestation. Elle est principalement composée de personnes préoccupées par les problèmes sociaux. Mais il y a aussi des manifestants politiques, qui veulent retourner le pouvoir. Et enfin, on retrouve également les groupes armés et les gangs de criminels, qui profitent des chaos pour réaliser des attaques et des crimes sans éveiller les soupçons. Car bien que la paix ait été signée il y a 5 ans, ils n’ont jamais vraiment arrêté leurs activités. Ce serait ces groupements qui seraient à l’origine de toute la violence de ces protestations. Ils s’attaqueraient aux policiers, qui, en réponse, se méfieraient de tout manifestant et utiliseraient la force à la moindre rébellion. Toutefois, il y a aussi des violences policières exagérées où des membres des forces armées usent de la force pour faire respecter leur autorité sur des manifestants pacifistes.

Cette complexification des manifestations rend les choses de plus en plus difficiles pour le gouvernement. Comment retrouver le calme maintenant ? L’idée d’invoquer l’état de siège est déjà sortie dans les médias. Mais cela risque d’augmenter la colère des Colombiens. Aujourd’hui, si le gouvernement ne fait rien, le pays risque de connaitre une nouvelle guerre civile, en pleine pandémie.

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